Chapitre 7. Orientation de l’attention et latéralisation hémisphérique du traitement des stimuli

[sommaire]

7.1. Objectifs et hypothèses

Plusieurs chercheurs dans le champ de la perception auditive ont questionné l’évolution des performances d’orientation de l’attention au cours du développement (Andersson & Hugdahl, 1987; Andersson et al., 2008; Hugdahl et al., 2001; Obrzut et al., 1999). Cependant, ces auteurs ont, pour la plupart, appréhendé séparément l’effet des indices verbaux (Andersson & Hugdahl, 1987; Andersson et al., 2008; Hugdahl et al., 2001) et des indices sonores (Mondor & Bryden, 1992; Obrzut et al., 1999). Seuls Obrzut et al. (2006) ont pris en considération les deux types d’indices pour étudier les performances d’enfants de 9 à 13 ans. De manière inattendue, ces auteurs ont montré que les indices verbaux amélioraient davantage les performances d’orientation de l’attention de jeunes enfants « typiques » que les indices sonores. D’autres études (Andersson & Hugdahl, 1987; Andersson et al., 2008; Hugdahl et al., 2001) ont montré, à l’inverse, que les enfants ne pouvaient orienter efficacement leur attention vers l’oreille droite ou vers l’oreille gauche à la suite de la présentation d’indices verbaux qu’à partir de 9 ans. En deçà de cet âge, seuls des indices sonores d’orientation de l’attention permettraient à ces enfants d’orienter leur attention de manière efficiente (Obrzut et al., 1999).

Une des explications de ce dernier pattern de réponse est à chercher dans le développement cognitif. Les études en neuro-imagerie montrent en effet que le cortex pré- frontal d’enfants de moins de 9 ans est encore immature, ce qui implique une plus grande difficulté de mise en œuvre des capacités d’inhibition et de flexibilité cognitive nécessaires à une orientation efficace de l’attention et à une bonne résolution des conflits cognitifs (Kanemura, Aihara, Aoki, Araki, & Nakazawa, 2003; Li et al., 2010). D’après Falkenberg, Specht, et Westerhausen (2011), l’activation des processus top-down, indispensables à la mise en place des processus de flexibilité cognitive, est plus dépendante du cortex pré-frontal que ne l’est celle des processus bottom-up. Le recrutement de ces processus top-down, activés par le cortex pré-frontal, semble donc être au cœur des difficultés des enfants de moins de 9 ans (Hwang, Velanova, & Luna, 2010; Li et al., 2010). Ainsi, les enfants pourraient avoir des difficultés à orienter efficacement leur attention à la suite de la présentation d’indices verbaux en raison de leurs difficultés à activer des processus top-down.

Une seconde explication renvoie à un effet de surcharge intra-hémisphérique. La difficulté des enfants de moins de 9 ans à orienter efficacement leur attention avec des indices verbaux résulterait d’une surcharge de traitement dans l’hémisphère cérébral gauche : le traitement simultané des indices verbaux d’orientation de l’attention ainsi que des stimuli verbaux saturerait l’hémisphère gauche. D’après la théorie de la distance fonctionnelle cérébrale de Kinsbourne et Hicks (1978), le traitement de deux tâches simultanées conduit à un effet grandissant d’interférence entre ces deux tâches dans la mesure où leur traitement s’effectue dans les mêmes centres cérébraux (ici l’hémisphère gauche). Mais, à l’inverse, le traitement simultané de deux tâches peut conduire à un effet facilitateur dans la mesure où ces deux tâches relèvent de centres cérébraux éloignés. Ainsi, relativement à la théorie de Kinsbourne et Hicks (1978), nous avons voulu savoir dans cette étude si l’identification de stimuli spécifiquement traités par l’hémisphère droit permettait aux enfants d’orienter efficacement leur attention grâce à des indices verbaux. Nous avons ainsi choisi de présenter aux enfants des stimuli émotionnels. Ces stimuli, sollicitant à priori l’hémisphère droit, combinés aux indices verbaux, sollicitant à priori l’hémisphère gauche, seraient en mesure d’améliorer les performances d’orientation de l’attention et d’identification (dans l’oreille droite non spécialisée pour le traitement des stimuli émotionnels en particulier) des enfants de moins de 9 ans.

Par conséquent, la présente recherche vise à évaluer la capacité des enfants de moins de 9 ans à orienter efficacement leur attention vers l’oreille indicée grâce à la présentation d’indices verbaux lors de l’identification de stimuli émotionnels. Dans cette optique, nous avons choisi d’évaluer les performances d’enfants dont l’âge se situait aux alentours de 9 ans, l’âge critique d’évolution du contrôle attentionnel. Nous avons distingué trois classes d’âge, des enfants ayant 7-8 ans ne présentant pas encore théoriquement un contrôle attentionnel efficace, des enfants de 9-10 ans représentant le groupe d’enfants dans la période critique de développement du contrôle attentionnel, et enfin des enfants de 11-12 ans ayant à priori un contrôle attentionnel efficace comparable à celui des adultes. En nous appuyant sur la théorie de la distance fonctionnelle cérébrale de Kinsbourne et Hicks (1978), nous émettons l’hypothèse que le traitement simultané des stimuli émotionnels et des indices verbaux favorise les performances d’identification des enfants. Relativement à cette hypothèse, nous nous attendons à ce que les enfants de moins 9 ans obtiennent des performances d’identification significativement supérieures au hasard autant avec des indices sonores qu’avec des indices verbaux. Cependant, grâce à la pré-activation de processus top-down avec des indices verbaux, nous nous attendons à ce que les enfants produisent de performances d’identification supérieures avec des indices verbaux qu’avec des indices sonores, et ce plus particulièrement dans l’oreille droite non spécialisée pour le traitement des stimuli émotionnels.

Dans ce contexte original, où nous évaluons au sein d’une situation dichotique le rôle des indices sonores et verbaux d’orientation de l’attention sur les performances d’identification de stimuli émotionnels de jeunes enfants, nous avons également décidé de contrôler les délais de latence entre la fin de la présentation des indices et le début de la présentation des stimuli (ISIs). Deux ISIs différents ont été contrôlés : un ISI dont la durée favorise la sollicitation d’une attention exogène et un ISI dont la durée favorise l’activation d’une attention endogène. Nous nous attendons à une interaction entre la durée des ISIs et la nature des indices : les performances des enfants seraient meilleures avec les combinaisons ISI court/indice sonore et ISI long/indice verbal.

7.2. Matériel et méthode

7.2.1. Participants

Cent trois enfants ont été recrutés pour participer à notre étude. Tous provenaient d’écoles primaires et secondaires de la région d’Aix-en-Provence. Afin de pouvoir effectuer l’expérience, nous avons recueilli en premier lieu un accord écrit de participation provenant des directeurs d’école et proviseurs, des parents d’élèves ainsi qu’un accord oral des enfants eux-mêmes. Avant d’effectuer la phase d’expérimentation, nous avons vérifié que l’ensemble des participants ne présentait aucun problème auditif récent ou passé en questionnant parents et professeurs ainsi que les enfants eux-mêmes sur leur histoire médicale. Cet entretien a conduit à l’exclusion d’un enfant.

Les enfants ont été répartis en 3 groupes d’âge. Un groupe réunissant les enfants de 7- 8 ans (n = 34; âge moyen = 7.73; σ =.46) était composé de 19 filles (âge moyen = 7.70; σ = .52) et 15 garçons (âge moyen = 7.77; σ = .39), un groupe d’enfants de 9-10 ans (n = 40; âge moyen = 10.14; σ = .56) comprenait 22 filles (âge moyen = 10.16; σ = .59) et 18 garçons (âge moyen = 10.11; σ = .52) et enfin un groupe d’enfants de 11-12 ans (n = 29; âge moyen = 11.77; σ = .57) rassemblait 12 filles (âge moyen = 11.90; σ = .54) et 17 garçons (âge moyen = 11.68; σ = .59). Tous les enfants étaient droitiers. Nous nous sommes assurés de leur latéralité manuelle à l’aide d’une version révisée du questionnaire de latéralité d’Edinburgh (Oldfield, 1971; Donnot & Vauclair, 2007).

7.2.2. Stimuli

Les stimuli émotionnels proposés aux enfants dans cette tâche sont identiques à ceux utilisés dans notre expérience précédente avec des adultes (voir Chapitre 6, paragraphe 2.2). Afin d’optimiser la distinction des différentes intonations émotionnelles et de limiter au maximum l’implication de l’hémisphère gauche dans le traitement des stimuli, nous avons choisi d’utiliser des pseudo-mots et non d’autres sons comme des grognements, pleurs, cris, utilisés dans d’autres études (Pessoa, Kastner, & Ungerleider, 2002). Nous espérons ainsi limiter au mieux la surcharge de traitement imposé à l’hémisphère gauche (notamment à la suite d’une orientation endogène de l’attention avec des stimuli verbaux). Des paires dichotiques émotionnelles ont été créées pour chaque pseudo-phrase. Ainsi, six paires émotionnelles différentes ont été constituées : colère/neutre, colère/joie, neutre/joie, ainsi que les paires inverses neutre/colère, joie/colère et joie/neutre. Ces six paires dichotiques ont été créées pour chacune des 5 pseudo-phrases, ce qui a formé 30 paires dichotiques différentes.

L’attention des participants a été orientée de manière exogène grâce à l’apparition d’un bip sonore latéralisé soit vers l’oreille droite soit vers l’oreille gauche (d’une durée de 100 ms), et de manière endogène à la suite de l’apparition des indices verbaux suivants, les mots « gauche » et « droite », présentés binauralement (d’une durée de 550 ms). Face à la présentation de ces nouveaux stimuli à caractère émotionnel et non sémantique, nous avons décidé d’introduire deux délais de latence différents (deux ISIs de 100 ms et 650 ms) afin de contrôler leur effet sur les performances des participants. Le délai de 100 ms est considéré comme étant un délai favorisant la mise ne place d’une attention exogène alors que le délai de 650 ms tend à solliciter une attention endogène (Obrzut et al., 1999).

7.2.3. Tâche d’écoute dichotique émotionnelle

Pour favoriser une meilleure comparaison des résultats enfants / adultes, nous avons repris la même procédure de création des tests dichotiques que celle utilisée dans l’étude 1 (voir chapitre 6.2.4.). Deux cent quarante paires dichotiques ont été créées, combinant la nature des indices utilisés (sonores et verbaux), l’oreille indicée (gauche et droite), le délai de latence (100 ms et 650 ms), les trois intonations émotionnelles (joie, colère et neutre) ainsi que les cinq phrases utilisées. Toutefois, pour limiter le nombre d’essais à identifier par individu, nous avons choisi de construire cinq blocs de stimuli différents de 48 essais chacun ; chaque individu n’avait à répondre qu’à un seul bloc. Ces blocs n’ont différé que par la phrase associée à chaque paire dichotique ; en d’autres termes, nous retrouvons au sein de chaque bloc toutes les phrases ainsi que toutes les paires dichotiques, mais l’association paire dichotique/phrase diffère de bloc en bloc. Nous avons effectué un contrôle supplémentaire de la baisse attentionnelle en divisant en deux parties de 24 essais chacune le test dichotique ; 24 essais d’une partie comportaient les indices sonores et les 24 autres les indices verbaux. Nous avons bien entendu contrôlé l’effet des blocs et des deux parties.

Les conditions de présentation et d’enregistrement des réponses sont également restées identiques à celles utilisées avec les adultes (voir chapitre 6.2.4.). Les enfants ont été testés séparément dans une salle de classe vide et calme. Pour chaque réponse, nous avons enregistré la touche sélectionnée ainsi que le temps de réponse des participants. Les réponses ont été analysées en terme de taux moyen de réponses correctes pour chaque participant et chaque condition d’orientation d’après le ratio suivant : nombre de réponses correctes / nombre total de réponses. Les erreurs comptabilisent les réponses provenant de l’oreille non indicée et les mauvaises identifications des intonations émotionnelles. Nous avons exclu de nos analyses les omissions, à l’inverse de notre étude précédente auprès des adultes. En effet, nous avons constaté pendant la passation que des participants choisissaient délibérément de ne pas répondre à certains essais dichotiques ; nos observations nous ont amenés à penser que ces omissions pouvaient ainsi être assimilées aussi bien à une incapacité d’identification du bon stimulus qu’à une fuite attentionnelle momentanée.

7.2.4. Critère de réussite

Un critère de réussite a été défini en raison du faible nombre de réponses possibles. En effet, les participants avaient à choisir entre trois réponses possibles : colère, joie ou neutre. Étant donné que ce protocole expérimental ne nous a pas permis de déterminer exactement la nature des erreurs des enfants, c’est-à-dire une erreur d’identification ou bien une difficulté d’orientation de l’attention, nous avons préféré déterminer un seuil strict de réussite, à savoir 33 % (l’épreuve est réussie quand le taux de réussite est supérieur à 33 %).

7.3. Résultats

7.3.1. Contrôles méthodologiques

Nous avons commencé par évaluer les effets potentiels des blocs, de l’ordre de présentation des parties, ainsi que du genre. Une ANOVA à mesure simple a été effectuée avec le taux moyen de réponses correctes des enfants comme variable dépendante. Aucun effet des blocs F(4, 83) = .29, p = .89, de l’ordre de présentation F(1, 83) = 1.31, p = .26, ou bien encore du genre F(1, 83) = 2.58, p = .11, n’a été observé.

7.3.2. Omissions

Un pourcentage d’omissions similaire de 16 % pour les enfants de 7-8 ans et les enfants de 9-10 ans a été observé. Les enfants de 11-12 ans ont, quant à eux, montré un pourcentage d’omission de seulement 6 %.

7.3.3. Performances d’identification

Nous avons ensuite comparé le score moyen de chaque groupe d’âge au seuil critique de réussite (i.e., .33). Nous avons constaté que chaque groupe d’âge atteignait le seuil de réussite : groupe des 7-8 ans: M = .59, σ = .18; t(33) = 8.61, p < .001, d de Cohen = 2.04; groupe des 9-10 ans: M = .70, σ = .19; t(39) = 12.59, p < .001, d de Cohen = 2.75: groupe des 11-12 ans: M = .74, σ = .17; t(28) = 13.04, p < .001, d de Cohen = 3.41 (voir Figure 7.1).

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Figure 7.1 : Taux moyen de réponses correctes dans les oreilles gauche et droite selon la nature de l’indice d’orientation chez les enfants de 7-8, 9-10 et 11-12 ans. OG : oreille gauche, OD : oreille droite.

Des analyses complémentaires ont porté sur les effets des groupes d’âge, de l’oreille indicée, de la nature des indices ainsi que des ISIs. Une ANOVA à mesures répétées combinant les variables indépendantes intra-groupe Oreille indicée (gauche ou droite), Nature des indices d’orientation (sonores ou verbaux) et ISIs (100 ms ou 650 ms) ainsi que la variable inter-groupe Age (7-8 ans, 9-10 ans et 11-12 ans) a été conduite sur l’évaluation du taux moyen de réponses correctes.

Nous avons observé un effet simple des groupes d’âge. Plus les enfants étaient âgés, plus leurs performances d’identification s’amélioraient. Des analyses complémentaires au moyen de comparaisons planifiées ont affiné ces résultats. Une différence significative des performances a été obtenue entre les enfants de 7-8 ans et les enfants de 9-10 ans (F(1, 100) = 6.52, p = .001, η2= -.59), mais aucune différence des performances n’a été observée entre les enfants de 9-10 ans et ceux de 11-12 ans (F(1, 100) = .68, p = .41, η2 = -.22).

Un effet simple de l’oreille indicée a été noté (F(1, 100) = 28.8, p < .001, η2 = .22), à savoir que les performances d’identification des stimuli émotionnels ont été significativement meilleures dans l’oreille gauche (M = .75, σ = .32) que dans l’oreille droite (M = .62, σ = .35). Un effet simple de la nature des indices a également été relevé (F(1, 100) = 4.86, p = .03, η2 = .05). Les performances des enfants ont été significativement plus élevées lors d’une orientation de l’attention avec indices verbaux (M = .70, σ = .33) que lors d’une orientation de l’attention avec indices sonores (M = .66, σ = .35). Les résultats sont illustrés dans la Figure 7.1. Enfin, aucun effet simple des ISIs n’a été relevé (F(1, 100) = 1.34, p = .25, η2 = .01) ainsi qu’aucune interaction significative ISIs x Nature des Indices d’indices (F(1, 100) = .31, p = .58, η2 = .003).

Une interaction significative entre l’oreille indicée et la nature des indices a été observée (F(1, 100) = 4.27, p = .04, η2 = .04). Des comparaisons planifiées ont permis de constater d’une part qu’aucune différence significative de performances n’apparaissait entre les conditions d’orientation avec indices sonores (M = .73, σ = .24) et les conditions d’orientation avec indices verbaux (M = .75, σ = .24) lorsque l’oreille gauche était indicée (F(1, 100) = .29, p = .59, η2 = .08). De plus, ces analyses complémentaires ont souligné la présence de performances significativement meilleures dans les conditions d’orientation avec indices verbaux (M = .65, σ = .27) que dans les conditions d’orientation avec indices sonores (M = .59, σ = .25) lorsque l’oreille droite était indicée (F(1, 100) = 7.78, p = .006, η2 = .23).

7.4. Discussion

7.4.1. Absence d’un effet des ISIs

Nos résultats n’ont pas permis de mettre en évidence un effet significatif des ISIs ou bien même un effet d’interaction simple entre les ISIs et nos deux conditions d’orientation, indices sonores et indices verbaux, sur les performances d’identification des participants. Bien que nous ayons aussi enregistré les temps de réponse des participants, ceux-ci ne sont pas apparus dans nos analyses. Nous avons préféré ne pas mentionner ces données, car les enfants ont eu tendance à attendre la fin de la présentation des stimuli (qui étaient des stimuli de longue durée, environ 2 sec.) pour donner leurs réponses ; cette stratégie a conduit à un effet plafond des temps de réponse.

7.4.2. Les enfants âgés de moins de 9 ans parviennent à orienter efficacement leur attention pour identifier des stimuli émotionnels

Nos résultats montrent que tous les groupes d’âge d’enfants ont manifesté des performances significativement supérieures au hasard (33 %). Dès lors, notre présente étude montre que, dès l’âge de 7-8 ans, les enfants sont en mesure d’orienter efficacement leur attention vers l’oreille indicée pour identifier le stimulus émotionnel cible, et ce tant avec des indices sonores qu’avec des indices verbaux d’orientation de l’attention. En comparaison avec les études antérieures (e.g., Andersson & Hugdahl, 1987; Andersson et al., 2008; Hugdahl et al., 2001), nous avons observé qu’en situation d’identification de stimuli émotionnels, les enfants parviennent à réussir la tâche dichotique à un âge plus précoce que lors de l’identification de stimuli verbaux.

7.4.3. Effet de l’oreille indicée

L’efficacité du paradigme d’écoute dichotique dans l’évaluation des effets de latéralisation hémisphérique a déjà été remise en question. Mondor et Bryden (1991, 1992) ont rappelé l’importance de contrôler l’influence des biais attentionnels lors de l’identification de stimuli verbaux. Selon ces auteurs, les biais attentionnels pourraient être la cause d’une amplification de l’avantage de l’oreille droite lors de l’identification de stimuli verbaux : la nature langagière des stimuli ainsi que des indices verbaux orienteraient en amont l’attention des participants vers leur oreille droite. Cependant, étant donné que nous avons pris en considération l’effet de ces biais attentionnels au sein de notre protocole expérimental, nous ne pouvons d’aucune façon attribuer l’avantage de l’oreille gauche observé à l’effet de ces biais. Nous pouvons donc supposer que l’avantage de l’oreille gauche obtenu par les participants est certainement issu d’un traitement hémisphérique droit des stimuli émotionnels.

De plus, l’avantage significatif de l’oreille gauche qui est soulevé dans notre étude a été largement identifié dans des recherches antérieures, malgré un certain manque de régularité selon les études (pour une revue de question, voir Demaree, Everhart, Youngstrom, & Harrison, 2005; Gainotti, 1984). Cela dit, l’avantage de l’oreille gauche pour la détection de stimuli non verbaux est fréquemment rapporté dans les études utilisant la situation d’écoute dichotique (e.g., Bryden & McRae, 1988; Donnot, 2007). En accord avec ces études dans le champ de la perception auditive de stimuli émotionnels, nos résultats ont démontré une fois de plus une amélioration des performances d’identification de ces stimuli lorsque l’oreille gauche, et non l’oreille droite, était indicée.

7.4.4. Considérations développementales : contrôle graduel de l’attention

L’effet simple de l’âge, tel qu’il apparait dans nos résultats, rend compte d’une amélioration graduelle des performances d’identification quelle que soit l’oreille indicée. Nous pouvons d’ores et déjà admettre avec ces conclusions que les mécanismes soutenant les capacités de contrôle de l’attention ne sont pas des mécanismes de type « tout ou rien ». Cependant, le fait que les émotions aient été plus facilement identifiées dans l’oreille gauche que dans l’oreille droite, combiné avec les données de la littérature, suggère bien que les capacités d’orientation de l’attention des enfants sont dépendantes de la nature des stimuli et de l’information traitée. Par conséquent, la difficulté de traitement de la tâche dichotique serait un obstacle à la réussite plus que la capacité d’orientation de l’attention. Nous pouvons supposer ici que la difficulté de traitement provient d’une surcharge de traitement dans l’hémisphère gauche.

7.4.5. Effet des indices verbaux

En utilisant des stimuli émotionnels, nos résultats ont confirmé le fait qu’avant l’âge de 9 ans, les enfants sont en mesure d’orienter efficacement leur attention grâce à l’apparition d’indices sonores. Toutefois, nous avons constaté que ces mêmes enfants se servent également des indices verbaux pour orienter leur attention de manière efficace. Ainsi, les enfants seraient en mesure d’orienter efficacement leur attention grâce à des indices verbaux pour identifier des stimuli émotionnels, mais ils montreraient une certaine difficulté d’orientation de l’attention dans ces mêmes conditions lors de l’identification de stimuli verbaux. En effet, jusqu’à présent, seule l’étude d’Obrzut et al. (2006) a rapporté un effet bénéfique des indices verbaux sur les performances d’identification d’enfants âgés de 7-10 ans.

À première vue, nos résultats semblent confirmer l’hypothèse de la distance fonctionnelle cérébrale de Kinsbourne et Hicks (1978). Un effet grandissant d’interférence entre deux tâches simultanées s’opère dans la mesure où le traitement de deux tâches se fait dans des centres cérébraux proches, alors que le traitement de deux tâches relevant de centres cérébraux éloignés crée un effet facilitateur (comme dans notre étude avec le traitement des indices verbaux et des stimuli émotionnels). Au cours du vieillissement, certaines études font même état de résultats similaires. Dans le champ de la perception visuelle, il a ainsi été montré qu’une coopération inter-hémisphérique favorisait plus largement le traitement d’une tâche coûteuse cognitivement qu’une association intra-hémisphérique. Les modifications de latéralisation cérébrale ayant lieu au cours du vieillissement normal sont ainsi largement issues des compétences de flexibilité cognitive et des relations inter-hémipshériques. Le dysfonctionnement calleux, noté dans la maladie d’Alzheimer, ne permettrait pas par exemple l’accroissement du couplage inter-hémisphérique requis pour réduire les signes cliniques du vieillissement cognitif normal (Ansado, Faure, & Joanette, 2009 ; Ansado et al., 2013).

Dans notre étude, l’indiçage de l’oreille gauche avec des indices verbaux engage un certain traitement effectué par l’hémisphère gauche; cependant, l’implication de cet hémisphère est réduite à minima grâce à la présence de stimuli émotionnels dont le traitement est pris en charge par l’hémisphère droit. Le traitement des indices verbaux par l’hémisphère gauche est facilité ainsi que le traitement des stimuli émotionnels par l’hémisphère droit : ceci expliquerait les performances d’identification supérieures obtenues dans l’oreille gauche et non dans l’oreille droite. Pour ce qui est de la condition d’orientation de l’attention vers l’oreille droite, deux suggestions peuvent être avancées : (1) l’hémisphère gauche se charge de traiter les indices verbaux puis les stimuli émotionnels (ce qui réfère au modèle d’« accès direct »). Cependant, conformément à la littérature existante, nous n’aurions pas observé de bonnes performances d’identification chez les enfants de moins de 9 ans dans ce cas, à moins que nous ne considérions que le traitement de stimuli émotionnels implique des ressources cognitives plus faibles que pour le traitement de stimuli langagiers, comme le suggèrent Obrzut et al. (1986). Une autre solution serait que (2), d’après le modèle du relais calleux, l’hémisphère gauche transmette à l’hémisphère droit le traitement à effectuer des stimuli émotionnels, au lieu de l’effectuer lui-même. Cette dernière possibilité pourrait expliquer pourquoi les enfants de moins de 9 ans parviennent à identifier les stimuli émotionnels perçus dans leur oreille droite, mais dans une moindre mesure que ceux perçus dans leur oreille gauche.

7.4.6. Processus top-down et efficacité des indices verbaux

Bien que les enfants de moins de 9 ans aient réussi à orienter efficacement leur attention grâce à la présentation d‘indices verbaux pour identifier des stimuli émotionnels dans leurs deux oreilles, nous avons constaté que ces performances étaient largement supérieures à celles obtenues à la suite d’une orientation de l’attention avec indices sonores pour tous les groupes d’âge. De plus, nous avons relevé dans la littérature que la présentation d’indices verbaux pouvait conduire des enfants de moins de 9 ans à orienter efficacement leur attention, même lors de l’identification de stimuli verbaux (Obrzut et al., 2006). Ainsi, bien que la théorie de la distance fonctionnelle cérébrale de Kinsbourne et Hicks (1978) soit une hypothèse valable dans l’explication des phénomènes observés, nous ne pouvons omettre ce résultat isolé de la littérature.

Dès lors, une seconde explication en termes de contrôle cognitif peut également être envisagée. Nous savons que les processus responsables du contrôle cognitif sont véhiculés via des processus top-down (e.g., Hugdahl et al., 2009). Or, les indices verbaux, à l’inverse des indices sonores, activent des processus top-down indispensables à une orientation efficace de l’attention et au traitement des stimuli émotionnels. Par conséquent, la pré-activation des processus top-down grâce aux indices verbaux faciliterait l’identification des stimuli émotionnels dans l’oreille indicée. Nos résultats semblent aller à l’encontre des conclusions précédemment émises dans la littérature et rapportant le fait que les enfants âgés de moins de 9 ans ne sont pas en mesure d’orienter efficacement leur attention grâce à des indices verbaux en raison d’un développement immature de leur cortex pré-frontal, siège de l’activation des processus top-down (Andersson & Hugdahl, 1987; Andersson et al., 2008; Hugdahl et al., 2001). Bien que nous reconnaissions tout à fait que le cortex pré-frontal des enfants de moins de 9 ans ne soit pas totalement mature, nous considérons que cette immaturité les freine dans leur capacité d’activation des processus top-down. Des conditions optimales d’activation, comme proposées dans notre protocole expérimental avec les indices verbaux, offrent à ces enfants la possibilité d’activer efficacement ces processus top-down pour, par la suite, orienter de manière efficiente leur attention et identifier les stimuli cibles.

7.5. Limites des études 1 et 2

Il est à noter que le choix de nos intonations émotionnelles repose uniquement sur deux émotions, la joie et la colère. En comparaison des tâches verbales d’écoute dichotique (e.g., Hugdahl & Andersson, 1986; Techentin & Voyer, 2011; Voyer & Flight, 2001), qui incluent au moins 6 stimuli différents proches phonologiquement, nos stimuli émotionnels étaient très faciles à distinguer les uns des autres. Le faible nombre de stimuli présentés dans notre expérience a pu rendre cette tâche assez facile. De plus, nous ne pouvons négliger le fait que les intonations émotionnelles que nous avons utilisées étaient portées par des phrases constituées de pseudo-mots. L’articulation de pseudo-mots au sein de nos phrases a conféré à nos stimuli une composante sémantique et a donc pu influencer les performances d’identification des participants.

Une seconde limite à cette étude concerne notre méthode expérimentale qui ne nous a pas permis de distinguer précisément l’effet de l’attention exogène de l’effet de l’attention endogène. En effet, nous avons délibérément choisi d’utiliser des stimuli émotionnels d’une assez longue durée (environ 2 sec) afin de permettre une meilleure imprégnation prosodique et d’être plus à la portée d’une population d’enfants. Cependant, cette durée a favorisé le traitement des stimuli au moyen de l’activation d’une attention endogène. Nos deux indices d’orientation de l’attention (i.e., indices sonores et verbaux) ont ainsi très probablement tous deux évalué les capacités des participants à orienter leur attention de manière endogène pour identifier les stimuli : les indices verbaux ont directement sollicité une attention endogène de par leur nature, alors que l’attention exogène sollicitée en premier lieu par les indices sonores s’est sans doute « évanouie » au profit d’une attention contrôlée. Il est légitime de se demander si la difficulté pour nos participants à orienter leur attention vers l’oreille droite était issue d’une incapacité à inhiber correctement l’information traitée par l’hémisphère compétent (i.e., l’hémisphère droit), comme le suggèrent certains auteurs (e.g., Hugdahl et al., 2009), ou bien d’une difficulté à mettre en avant les informations issues du traitement de l’hémisphère non compétent (i.e., l’hémisphère gauche). Les indices verbaux, permettant une activation immédiate des processus endogènes de l’attention sont plus à même de favoriser l’inhibition de l’information non pertinente perçue dans l’oreille non indicée.

À l’issue de cette étude, nous avons constaté que, face à des stimuli émotionnels, les enfants comme les adultes, sont en mesure d’orienter efficacement leur attention grâce aux deux différents types d’indices (sonores et verbaux) pour identifier correctement les stimuli cibles. Cependant, la présence des indices verbaux d’orientation de l’attention semble avoir davantage favorisé cette orientation et les identifications appropriées consécutives, et ce même chez les plus jeunes enfants de 7-8 ans. Ces résultats, qui contredisent les données de la littérature, peuvent être expliqués par la nature émotionnelle des stimuli présentés. Toutefois, nous remarquons également que, en dehors de la nature émotionnelle des stimuli, le protocole que nous avons proposé dans notre étude 2 intégrait un second élément le distinguant des protocoles en écoute dichotique utilisés jusqu’à présent. Notre protocole comportait en effet un contrôle des délais de latence introduits entre chaque indice d’orientation et les paires dichotiques. Il est donc possible que la seule introduction de ce contrôle pourrait avoir influencé les performances d’orientation de l’attention et d’identification des enfants. Afin de vérifier cette hypothèse, nous avons décidé de proposer à une population d’enfants un protocole expérimental se rapprochant davantage des études de référence dans le domaine de écoute dichotique utilisant l’identification de stimuli verbaux, et en y introduisant ce contrôle des délais de latence.