8.1. Objectifs et hypothèses

Les études utilisant le paradigme d’écoute dichotique ont été, jusqu’à présent, très efficaces pour attester des effets d’asymétries perceptives basées sur la discrimination de stimuli langagiers, et ce tant auprès de populations typiques qu’auprès de populations pathologiques, et tant auprès de populations adultes qu’auprès de populations d’enfants (e.g., Bryden, 1988 ; Obrzut, 1988). Les observations, qui rapportent toutes un avantage évident de l’oreille droite lors de l’identification de ces stimuli, sont le signe flagrant d’une spécialisation de l’hémisphère cérébral gauche dans le traitement du langage. Cependant, des problèmes méthodologiques compromettent l’analyse des données récoltées lors de ces situations : les effets d’asymétrie observés ne seraient, en effet, pas entièrement le résultat du traitement hémisphérique spécialisé.

Comme cela a été abordé précédemment, des effets de stratégies volontaires de traitement des stimuli sont rapportés pour expliquer certaines données (Bryden, 1978 ; Kinsbourne, 1970). Ces stratégies relèvent, pour l’essentiel, de biais attentionnels interagissant avec la latéralisation hémisphérique du traitement des stimuli dans des populations d’adultes et d’enfants (e.g., Kinsbourne, 1970 ; Obrzut, 1991, 1995 ; Treisman & Geffen, 1968). Afin de contrôler au mieux l’effet de ces biais attentionnels, Treisman et Geffen (1968), et plus récemment l’équipe de Hugdahl (e.g., Hugdahl & Andersson, 1986 ; Hugdahl et al., 2009), ont proposé d’orienter au préalable l’attention des participants sur une seule de leurs deux oreilles au moyen de consignes verbales, en utilisant le paradigme d’« attention forcée ». Si ce paradigme reste aujourd’hui très utilisé, certains auteurs comme Mondore et Bryden (1991, 1992), ont remis en question l’efficacité de ces consignes verbales, également appelés indices verbaux d’orientation de l’attention, en incluant à la place des indices sonores d’orientation de l’attention.

De plus, selon ces derniers auteurs (Mondor & Bryden, 1991, 1992), le délai de latence introduit entre les indices d’orientation de l’attention et la présentation des stimuli influencerait grandement les performances des participants (Asbjørnsen & Hugdahl, 1995; Murray et al., 1988). Dans leurs travaux, Mondor et Bryden (1991) ont manipulé l’attention de participants adultes (des étudiants) en présentant dans une seule de leurs oreilles un indice sonore latéralisé, avant l’apparition de chaque paire dichotique. Un contrôle du délai de latence introduit entre les indices et les paires dichotiques avait été effectué. Plusieurs SOAs, permettant aux participants d’avoir plus ou moins de temps pour orienter leur attention, ont ainsi été évalués. Les auteurs ont rapporté que l’amplitude de l’avantage de l’oreille droite tendait à s’atténuer lorsque plus de temps était alloué à l’orientation de l’attention. L’avantage de l’oreille droite observé avec un SOA de 150 ms était effectivement très atténué avec des SOAs plus longs de 450 ms et 750 ms. De plus, un meilleur effet des SOAs a été rapporté concernant les performances de l’oreille gauche par rapport aux performances de l’oreille droite. L’étude d’Obrzut, Mondor, et Uecker (1993) effectuée auprès d’une population d’enfants n’est toutefois pas parvenue aux mêmes résultats. Bien que ces avertisseurs sonores aient montré leur efficacité pour orienter efficacement l’attention des enfants vers l’oreille droite, les enfants ont plutôt manifesté de grandes difficultés à maintenir leur attention vers l’oreille gauche, et ce d’autant plus que les SOAs étaient longs. Les études d’Arcuili et al. (2010) ou Andersson et al. (2008) ont, par ailleurs, montré qu’en deçà de l’âge de 9 ans, les enfants orientaient plus difficilement leur attention de manière endogène (grâce à des indices verbaux) que des adultes ou des enfants plus âgés pour identifier des stimuli verbaux. Ces faibles compétences ne sont pas observées lorsque l’attention des enfants est orientée de manière exogène, grâce à des indices sonores (Obrzut et al., 1999).

Si de nombreuses études utilisant le paradigme d‘écoute dichotique ont continué à évaluer l’effet des SOAs sur les performances d’orientation de l’attention à la suite de l’apparition d’indices sonores, aucune n’a proposé, à notre connaissance, d’en faire autant avec des indices verbaux. Nous avons pris le parti dans nos deux études précédentes d’évaluer l’effet des délais de latence sur les deux types d’indices d’orientation de l’attention lors de l’identification de stimuli originaux, i.e., des stimuli émotionnels, ou plus exactement des phrases composées de pseudo-mots et prononcées selon différentes intonations émotionnelles. Lorsque les deux types d’indices étaient évalués, les résultats obtenus ont non seulement montré une absence d’effet des SOAs chez les enfants, mais surtout un effet facilitateur des indices verbaux d’orientation de l’attention sur leurs performances d’identification. En nous référant à la théorie de la distance fonctionnelle cérébrale de Kinsbourne et Hicks (1978), nous avons émis l’hypothèse que les indices verbaux, traités préférentiellement par l’hémisphère cérébral gauche, diminuaient les performances d’orientation de l’attention et d’identification des stimuli verbaux des jeunes enfants. De la même manière que pour les populations adultes, nous avons suggéré que ces difficultés provenaient d’un phénomène de surcharge intra-hémisphérique, atténuant les capacités d’orientation de l’attention. Cependant, après une orientation préalable de l’attention avec des indices verbaux, la présentation de stimuli émotionnels, dont le traitement serait préférentiellement assuré par l’hémisphère droit, génèrerait une coopération inter-hémisphérique (Kinsbourne & Hicks, 1978) et faciliterait ainsi les performances d’identification de ces stimuli.

Afin de pouvoir vérifier de la véracité de l’hypothèse posée à la suite de notre précédente expérience avec des stimuli émotionnels, nous avons choisi dans la présente étude de comparer les performances d’une population d’enfants dans une situation d’identification de stimuli verbaux. Dans le but d’appliquer un protocole expérimental qui soit le plus proche possible de ceux déjà utilisés et donc de permettre les comparaisons optimales entre les études, les stimuli utilisés ont été des syllabes CV. Ces stimuli ont fait l’objet de nombreuses recherches, tant auprès des adultes que des enfants, et ce dans plusieurs langues (e.g., Alzahrani & Almuhammadi, 2013; Asbjørnsen & Helland, 2006; Arcuili, 2011; Saetrevik, 2012). Si nous nous appuyons sur la théorie de la distance fonctionnelle (Kinsbourne & Hicks, 1978) pour expliquer les performances d’orientation de l’attention des enfants ainsi que leurs performances d’identification, alors nous devrions observer un avantage significatif des indices sonores par rapport aux indices verbaux chez des enfants âgés de moins de 9 ans, tel que le rapportent les données de la littérature existante (e.g., Andersson et al., 2008; Arcuili et al., 2010; Obrzut et al., 1999).

De plus, à l’instar des travaux de Mondor et Bryden (1991, 1992), nous avons également contrôlé l’effet des délais de latence (SOA) sur chaque type de stimuli, depuis un délai de 150 ms à un délai en 750 ms, en choisissant un délai intermédiaire de 450 ms. Sachant que les indices sonores sollicitent plus une attention exogène bottom-up que les indices verbaux, sollicitant eux une attention endogène top-down (Posner & Petersen, 1990), nous nous attendons, pour cette seconde hypothèse, à ce que le plus long SOA favorise davantage l’orientation de l’attention avec les indices verbaux.

Enfin, nous avons choisi d’étudier une population d’enfant plus restreinte en âge, à savoir des enfants de 8, 9, et 10 ans uniquement. Comme évoquée précédemment, la littérature fait état d’un basculement des performances d’orientation de l’attention aux alentours de l’âge de 9 ans. De plus, notre expérience précédente, effectuée auprès d’enfants confrontés à une situation d’identification de stimuli émotionnels, a effectivement montré une évolution significative des performances entre 8 et 10 ans. Afin de mesurer de façon plus précise les changements développementaux des performances au cours de cette période, c’est- à-dire comprendre si l’évolution des performances apparaît de façon progressive ou de manière plus soudaine entre 8 et 10 ans, nous avons choisi d’étudier des enfants dont l’âge était proche de 9 ans.

8.2. Matériel et méthode

8.2.1. Participants

Initialement, 89 participants se sont portés volontaires pour participer à cette étude, soit 30 enfants de 8 ans, et 29 enfants de 9 ans et 30 enfants de 10 ans, tous recrutés au sein de l’école primaire Emilie de Rodat à Toulouse. En amont de notre phase d’expérimentation, nous avons obtenu un accord écrit du directeur d’école ainsi que des parents d’élèves concernés. Les enfants retenus pour l’étude nous ont donné leur accord oral le jour même de la passation.

Avant d’entamer la phase d’expérimentation, la latéralité manuelle de chaque participant a été contrôlée grâce à une version révisée du questionnaire de latéralité manuelle d’Edinburgh (Donnot & Vauclair, 2007). Seuls des enfants droitiers ont été sélectionnés pour prendre part à l’étude : 3 enfants évalués comme gauchers ont été écartés. De la même manière, l’acuité auditive des participants a été préalablement contrôlée (a) en demandant aux participants et à leurs parents de nous faire part des problèmes/déficiences auditives antérieurs ou actuels, et (b) en évaluant leur performance de discrimination auditive grâce à une phase de familiarisation avec les stimuli auditifs utilisés dans la tâche. Dans cette phase de familiarisation, les stimuli constitutifs de la tâche ont été présentés à deux reprises à tous les participants de façon binaurale et avec à la même intensité sonore. Les participants incapables de discriminer correctement chaque stimulus dans cette phase de familiarisation ont été éliminés de l’étude. De ce fait, 3 participants ont été retirés de l’étude : malgré les renseignements récoltés auprès des parents, deux enfants ont fait état de problèmes auditifs récents (otites) et un enfant n’a pas réussi à identifier correctement les stimuli présentés durant la familiarisation. Quatre-vingt-trois enfants ont participé à l’expérience (N = 83), soit 27 enfants de 8 ans (âge moyen = 8.50; σ = 0.26; 15 garçons et 12 filles), 27 enfants de 9 ans (âge moyen = 9.53; σ = 0.30; 13 garçons et 14 filles) et 29 enfants de 10 ans (âge moyen = 10.49; σ = 0.31; 15 garçons et 14 filles).

8.2.2. Stimuli

Les stimuli utilisés dans cette situation d’écoute dichotique étaient composés des six consonnes occlusives suivantes /b/, /d/, /g/, /p/, /t/, et /k/, qui ont été associées à la voyelle /a/ pour former les six syllabes consonnes-voyelles (syllabes CV) de base suivantes, /ba/, /ga/, /ta/, /da/, /ka/ et /pa/. Les syllabes ont été associées entre elles selon une règle de similarité phonémique, et les paires dichotiques ont été créées en regroupant les syllabes produisant le même voisement, i.e., celles dont la première consonne produisait le même voisement. Cette procédure a abouti à la formation de 12 paires dichotiques au total (nous avons ôté les paires homonymes). Six paires dichotiques ont été créées avec les trois syllabes /ba/, /da/, et /ga/, ainsi que six paires dichotiques avec les syllabes /pa/, /ka/ et /ta/ (Rimol et al., 2006; Techentin & Voyer, 2011). Les stimuli ont été créés par le biais d’un synthétiseur vocal et ont été prononcés par une voix masculine à une fréquence de 22 kHz et une résolution de 32 bits avec une durée de 350 ms.

8.2.3. Indices d’orientation de l’attention

La tâche est composée de trois conditions différentes de passation : une condition sans orientation de l’attention, que nous qualifierons de condition d’orientation non forcée, une condition d’orientation forcée de manière exogène à l’aide d’indices sonores d’orientation de l’attention et une condition d’orientation forcée de manière endogène, à l’aide d’indices verbaux d’orientation de l’attention. Chaque participant n’a passé que deux tests dichotiques différents sur trois. En effet, afin de ménager au mieux les capacités attentionnelles des jeunes enfants, nous avons choisi de ne leur proposer que deux tâches. Tous les enfants ont eu à compléter la tâche d’orientation non forcée, tâche qui nous a servi de ligne de base pour l’évaluation de leurs performances, puis une des deux conditions d’orientation de l’attention a été proposée aléatoirement aux enfants.

Dans la condition d’orientation non forcée, les participants devaient identifier le stimulus le mieux perçu de la paire dichotique. Les situations dichotiques d’orientation de l’attention proposées aux participants avaient pour objectif principal d’évaluer les capacités de chaque individu à orienter efficacement son attention et d’identifier les stimuli perçus dans l’oreille indicée. La consigne était identique pour ces deux conditions : chaque participant devait identifier, pour chaque paire dichotique, le stimulus perçu dans l’oreille indicée par l’indice d’orientation de l’attention. De ce fait, pour chaque situation dichotique, mentionnée ci-dessus, l’attention des participants a été préalablement orientée de façon aléatoire vers l’oreille gauche ou droite au moyen de deux sortes d’indices différents.

Afin de pouvoir nous rapprocher le plus possible du paradigme expérimental de Mondor et Bryden (1991, 1992), et de nous permettre ainsi de réaliser une meilleure analyse des performances des participants par rapport aux données de la littérature, nous avons souhaité introduire les mêmes SOAs que les auteurs précités entre les indices d’orientation et les paires dichotiques, à savoir 150 ms, 450 ms, et 750 ms. L’introduction de SOAs (et non d’ISIs) nous a alors obligés à créer des indices sonores et verbaux identiques en durée. Pour ce faire, les indices sonores ont été représentés par un bip sonore d’une durée de 100 ms, présentés monauralement et orientant l’attention de façon exogène. Les indices verbaux, eux, ont été matérialisés par les lettres « G » et « D », d’une durée équivalente de 100 ms, présentés binauralement et orientant l’attention de façon endogène. Chaque indice a été enregistré avec une fréquence de 44 kHz et une résolution de 32 bits.

8.2.4. Procédure

Tel que cela a été mentionné plus haut, le matériel expérimental est composé de trois conditions différentes d’orientation de l’attention, à savoir une condition d’orientation non forcée, une condition d’orientation forcée avec indices sonores et une condition d’orientation forcée avec indices verbaux. Seules deux de ces trois conditions ont été proposées aux participants : chaque participant a été soumis à la condition d’orientation non forcée, mais n’a effectué qu’une seule des deux conditions d’orientation avec indices. Les participants ont été répartis de façon aléatoire dans ces deux dernières conditions.

Au total, chaque condition d’orientation a regroupé 72 essais dichotiques relevant de la combinaison aléatoire des 12 paires dichotiques selon l’oreille indicée (gauche ou droite) et

les 3 délais de latence introduits entre la fin de présentation des indices et le début de présentation des stimuli (150 ms, 450 ms, et 750 ms). Soixante-douze essais ont également été proposés dans la condition d’orientation non forcée afin d’obtenir un nombre identique d’essais pour chaque condition. Pour cette dernière condition, chaque paire dichotique a ainsi été proposée 6 fois. Un délai de 4 sec séparait chaque essai dichotique. Les réponses des participants ont été recueillies via un clavier d’ordinateur. En effet, nous avions disposé sur un clavier d’ordinateur 6 touches réponses où figuraient les 6 syllabes CV ; une touche correspondait à une syllabe CV. Les participants devaient appuyer sur la touche correspondante à la syllabe identifiée pour donner leur réponse. Aucune réponse n’a été prise en compte pour un temps de réponse dépassant 4 sec. Pour chaque réponse, nous avons enregistré la touche sélectionnée. Les réponses ont été analysées en termes de taux moyen de réponses correctes pour chaque participant et chaque condition d’orientation. Les erreurs comptabilisent les réponses provenant de l’oreille non indicée (intrusions), les mauvaises identifications des syllabes ainsi que les omissions.

Dans un premier temps, avant la phase de test à proprement dite, une phase de familiarisation de 10 min environ a été proposée à l’ensemble des participants. Au sein de cette phase, les stimuli utilisés en phase test ont été présentés aux participants (a) séparément de manière binaurale à deux reprises puis, (b) sous forme de paires dichotiques avec une orientation préalable de l’attention vers une oreille : six essais dichotiques ont été créés au total. Les participants devaient (a) identifier correctement les stimuli utilisés dans la phase test puis, (b) commencer à appréhender la phase de test et sa consigne d’orientation de l’attention. Les enfants ont été examinés un par un dans une salle libre de l’école, et par conséquent dans un environnement calme.

8.3. Résultats

8.3.1. Critère de réussite

Un critère de réussite a été défini en raison de la particularité de notre protocole expérimental. Pour donner leurs réponses, les participants avaient à chaque essai dichotique le choix entre 6 stimuli possibles ; en effet, nos stimuli cibles, les syllabes CV, étaient au nombre de 6 au total. Toutefois, la prise en compte de l’influence du voisement sur les performances d’identification nous a amenés à construire un ensemble de paires dichotiques à partir de trois syllabes CV uniquement et non des six syllabes CV initiales. Trois paires dichotiques ont été créées à partir de syllabes CV dont la consonne était voisée et les trois autres paires dichotiques comportaient une consonne non voisée. De prime abord, pour donner leur réponse, les enfants avaient alors à chaque fois le choix entre 3 syllabes différentes : dans le cas où les paires dichotiques étaient voisées, ils pouvaient répondre soit « ba », soit « da », ou soit « ga », dans le cas où les paires dichotiques étaient non voisées, ils pouvaient répondre soit « pa », soit « ta », soit « ka ». Toutefois, il est important de préciser que les enfants n’ont pas été prévenus de cette composition particulière des paires dichotiques. Lors de l’énonciation des consignes, il a simplement été demandé aux enfants d’identifier pour chaque paire dichotique le stimulus de l’oreille indicé, stimulus qui était impérativement une des six syllabes présentées en phase préliminaire. Étant donné la nouveauté de cette méthode, nous avons préféré déterminer un seuil de réussite fixé à 17 %, correspondant au choix entre les 6 syllabes différentes. La réussite à l’épreuve se détermine par donc un taux de réussite supérieur à 17 %.

8.3.2. Contrôles méthodologiques

Nous avons commencé par évaluer les effets potentiels du genre sur les performances des enfants. Une ANOVA à mesures répétées a été effectuée sur le taux moyen de réponses correctes des enfants dans l’oreille gauche et l’oreille droite. Les variables indépendantes, en plus du genre, étaient la condition d’orientation de l’attention (non orientée ou orientée), la classe d’âge et la nature des indices. Aucun effet simple du genre F(1, 79) = 2.55, p = .11, η2 = 0.03), n’a été observé, ni aucun effet d’interaction avec l’âge F(1, 79) = 2.59, p = .11, η2 = 0.03) ou selon l’oreille indicée F(1, 79) = 0.16, p = .69, η2 = 0.002). La variable genre n’ayant aucune influence sur les performances des participants, nous avons choisi de ne pas l’inclure dans nos analyses principales.

8.3.3. Conditions d’orientation

Nous avons ensuite comparé le score moyen de chaque groupe d’âge au seuil critique de réussite (i.e., .17 %) pour chaque condition. Nous avons constaté que chaque groupe d’âge atteignait le seuil de réussite dans chaque condition d’orientation. Pour la condition sans orientation de l’attention : groupe des 8 ans: M = .42, σ = .05; t(26) = -27.33, p < .001, d de Cohen=-7.44;groupedes9ans: M=.43,σ=.05;t(26)=-25.82,p<.001,ddeCohen=- 7.03; groupe des 10 ans: M = .45, σ = .04; t(28) = -40.41, p < .001, d de Cohen = -10.61. Pour la condition avec orientation de l’attention : groupe des 8 ans: M = .41, σ = .06; t(26) = -20.40, p<.001,ddeCohen=-5.55;groupedes9ans: M=.41,σ=.09;t(26)=-14.70,p<.001,d de Cohen = -4; groupe des 10 ans: M = .42, σ = .10; t(28) = -13.75, p < .001, d de Cohen = – 3.61. (voir la Figure 8.1).

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Figure 8.1 : Taux moyen de réponses correctes (en %) et écart-type dans les oreilles gauche et droite selon la condition d’orientation chez les enfants de 8, 9, et 10 ans.

Des analyses complémentaires ont porté sur les effets des conditions d’orientation (non orientée et orientée), sur les groupes d’âge (8, 9 et 10 ans) et sur l’oreille indicée (gauche ou droite). Une ANOVA à mesures répétées combinant les variables indépendantes intra- groupe Condition d’orientation (non orientée ou orientée) et Oreille indicée (gauche ou droite), ainsi que la variable inter-groupe Age (8 ans, 9 ans et 10 ans) a été conduite sur le taux moyen de réponses correctes des participants.

Si aucun effet significatif de l’âge n’a été relevé, F(1, 81) = 1.55, p = .22, η2 = .02, nous avons observé un effet simple des conditions d’orientation, F(1, 81) = 7.53, p = .007, η2 = .09, ainsi qu’un effet simple de l’oreille indicée, F(1, 81) = 123.26, p < .001, η2 = .60, qui ont été complétés par un effet d’interaction simple entre ces deux variables, F(1, 81) = 24.72, p < .001, η2 = .23. En effet, comme l’illustre la Figure 8.2, nous constatons que la condition orientée n’a pas modifié les performances d’identification des enfants lorsque leur oreille gauche était indicée, t(82) = -2.03, p > .05, d de Cohen = -0.20, alors qu’elle a conduit à un affaiblissement de ces performances lorsque l’oreille droite était indicée, t(82) = 7.40, p < .001, d de Cohen = 0.77.

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Figure 8.2 : Taux moyen de réponses correctes (et écart-type) dans les oreilles gauche et droite selon la condition d’orientation de l’attention. OG : oreille gauche ; OD : oreille droite.

8.3.4. Effet des indices d’orientation

Des analyses supplémentaires des données recueillies dans la condition orientée ont été effectuées afin d’évaluer l’effet des indices d’orientation et des délais de latence sur les performances d’identification des enfants.

Contrairement aux études précédentes, aucun effet simple des délais de latence n’a été observé, F(2, 158) = 0.73, p = .48, η2 = .009, ou même d’interaction simple avec l’oreille indicée, F(2, 158) = 0.24, p = .79, η2 = .003. Par contre, un effet de l’oreille indicée a été confirmé, F(1,79) = 86.05, p < .001, η2 = .52, à savoir que les enfants ont significativement mieux identifié les stimuli indicés dans l’oreille droite (M = .46, σ = .13), que ceux indicés dans l’oreille gauche (M = .33, σ = .11). Cet effet simple s’accompagne d’un effet d’interaction simple avec la variable âge, F(1, 79) = 5.39, p = .02, η2 = .06, ainsi que d’un second effet d’interaction simple avec la nature des indices d’orientation, F(1, 79) = 4.88, p = .03, η2 = .06. Concernant l’effet d’interaction entre l’oreille indicée et l’âge, des analyses post-hoc de Dunn-Bonferroni ont permis de noter que cet effet était principalement dû à une amélioration des performances d’identification dans l’oreille gauche entre 8 ans et 10 ans, t(54) = -2.11, p = .04, d de Cohen = -0.57. Mis à part ce résultat, aucune différence significative n’a été observée entre les groupes d’âge. Les analyses post-hoc évaluant les effets d’interaction entre l’oreille indicée et la nature des indices d’orientation ont également montré que les performances d’identification dans l’oreille gauche étaient dépendantes de la nature des indices d’orientation. Des indices verbaux d’orientation ses sont avérés être plus efficaces pour orienter correctement l’attention des enfants et favoriser l’identification des stimuli (M = .35, σ = .12) que des indices sonores d’orientation (M = .30, σ = .09), t(81) = 1.99, p = .05, d de Cohen = .43. Dans l’oreille droite, la nature des indices d’orientation n’a pas eu un tel effet, t(81) = -1.26, p = .21, d de Cohen = -0.28. La Figure 8.3 illustre par ailleurs ces résultats.

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Figure 8.3 : Taux moyen de réponses correctes (en %) et écart-type dans les oreilles gauche et droite selon la nature des avertisseurs. OG : oreille gauche ; OD : oreille droite.

8.4. Discussion

Notre étude a consisté à évaluer les performances d’orientation de l’attention et d’identification de stimuli verbaux d’enfants de 8, 9, et 10 ans. À partir des travaux de Mondor et Bryden (1991, 1992), nous avons proposé d’étudier au sein d’un même protocole expérimental les effets des indices sonores et verbaux sur les performances d’orientation des enfants, ainsi que les effets des délais de latence introduits entre chaque type d’indices et la présentation des paires dichotiques.

Notre étude précédente réalisée dans ce même objectif, mais en situation d’identification de stimuli émotionnels, avait permis de constater que des indices verbaux favorisaient d’autant mieux l’orientation de l’attention et l’identification des stimuli d’enfants âgés de 7-8 ans. Bien que ces enfants montrent des difficultés de flexibilité cognitive et d’inhibition (e.g., Andersson et al., 2008 ; Falkenberg, et al., 2011), il avait été montré que des indices verbaux favorisaient une orientation efficace de leur attention vers l’oreille indicée au cours de la situation dichotique. Ces résultats nous ont interpellés, car ils différaient des observations rapportées par la littérature du domaine (Andersson & Hugdahl, 1987; Andersson et al., 2008; Hugdahl et al., 2001; Obrzut et al., 1999) et montrant, qu’avant l’âge de 9 ans, les enfants avaient une certaine difficulté à orienter leur attention efficacement vers l’oreille indicée pour identifier des stimuli verbaux. Ces données ne venaient pas pour autant contredire les résultats déjà obtenus, mais apportaient plutôt un élément supplémentaire de compréhension du rôle des indices d’orientation de l’attention et de leur processus de traitement chez l’enfant. En effet, selon nous, le traitement même des indices d’orientation de l’attention interagirait avec le traitement des stimuli, et faciliterait ou diminuerait, selon les situations, l’efficacité des performances d’orientation de l’attention et d’identification des stimuli. D’après la théorie de la distance fonctionnelle cérébrale (Kinsbourne & Hicks, 1978), une coopération inter-hémisphérique (comme le traitement d’indices verbaux et de stimuli émotionnels) favorise les performances de réalisation d’une tâche plutôt qu’un traitement surchargeant un seul hémisphère cérébral (comme le traitement d’indices verbaux et de stimuli verbaux). Ainsi, en proposant à une population d’enfants notre paradigme expérimental original, évaluant à la fois les indices sonores et verbaux, dans une situation d’identification de stimuli verbaux, nous nous attendions à ce que les indices sonores orientent de façon plus efficace l’attention des enfants, et particulièrement ceux de 8 ans.

Les résultats obtenus en condition d’orientation non forcée nous ont permis de constater, dans un premier temps, un effet significatif de l’oreille à tous les âges testés. Fidèle à son application principale, le paradigme d’écoute dichotique a une fois de plus prouvé que le langage était spécifiquement traité par l’hémisphère cérébral gauche, et ce même chez des enfants de 8 ans. L’ensemble des enfants a montré un avantage de l’oreille droite évident et significatif, qui ne s’est pas amoindri ou amplifié avec l’âge. Ainsi, dès l’âge de 8 ans, nous avons montré que les enfants traitent préférentiellement le langage dans l’hémisphère gauche. La spécialisation hémisphérique du langage se développe très tôt au cours du développement. En s’appuyant sur les différentes asymétries anatomiques observées depuis la naissance au niveau des régions assurant le langage, ainsi que sur les résultats montrant l’existence de déficits du langage suite à une lésion de l’hémisphère gauche dès l’âge de 1 an (voir Curtiss, 1988 ; Pinker, 1994), les défenseurs d’une vision « prédéterminée » de la spécialisation hémisphérique considèrent que l’acquisition du langage se réalise sur la base d’un support anatomique et fonctionnel établi depuis la naissance (Stromswold, 2000).

Dans un second temps, la comparaison des résultats obtenus dans la condition d’orientation non forcée avec ceux issus des conditions d’orientation avec indices sonores et verbaux a apporté des éléments supplémentaires à la compréhension de la mise en œuvre des mécanismes attentionnels chez l’enfant. Ces résultats diffèrent de ceux obtenus avec des adultes (Andersson et al., 2008; Hiscock & Beckie, 1993; Mondor & Bryden, 1991, 1992; Techentin & Voyer, 2005). En effet, nous avons constaté que le fait d’orienter l’attention des enfants (tant avec des indices sonores que verbaux) sur leur oreille droite n’améliorait pas leurs performances d’identification des stimuli. À notre connaissance, aucun résultat de ce type n’a été rapporté avec des adultes. En effet, pour des adultes, l’orientation préalable de l’attention vers l’oreille droite (avantagée pour le traitement de stimuli langagiers) améliore les performances d’identification des stimuli, en comparaison à une condition d’orientation non forcée. Chez des enfants, ces résultats, bien que surprenants, ne sont pas tout à fait inédits. En effet, dans leur étude, Obrzut et al. (1981) avaient déjà constaté chez des enfants de 7 à 13 ans que les performances d’identification dans l’oreille droite de stimuli verbaux (et précisément des syllabes CV identiques à celles que nous avons utilisées), n’étaient pas favorablement affectées par une orientation préalable de leur attention vers cette oreille. Que les enfants aient été plutôt jeunes, aux environs de 7 ans, ou plus âgés, aux environs de 13 ans, le taux moyen d’identifications correctes des stimuli présentés dans l’oreille droite est resté statistiquement le même entre une condition d’orientation non forcée et une condition d’orientation forcée avec indices verbaux.

Par contre, si l’orientation préalable de l’attention n’a pas permis aux enfants d’améliorer leurs performances d’identification dans l’oreille avantagée, elle a au contraire favorisé de meilleures performances dans l’oreille gauche. Bien que nous ayons observé de meilleures performances d’identification des stimuli dans l’oreille droite par rapport à l’oreille gauche en condition d’orientation forcée, nous pouvons tout de même constater que l’orientation préalable de l’attention vers l’oreille gauche a significativement amélioré les performances d’identification des participants par rapport à la condition d’orientation non forcée. Les enfants ont été en mesure d’utiliser de manière efficace les indices d’orientation pour améliorer leurs performances d’identification dans l’oreille gauche, non spécialisée pour le traitement des stimuli verbaux. Grâce aux indices d’orientation, enfants et adultes parviennent donc à orienter de manière efficace leur attention vers l’oreille non avantagée et ainsi à mettre en place des processus attentionnels top-down venant contrecarrer l’influence des processus structuraux bottom-up (Hugdahl et al., 2009).

Par ailleurs, l’interaction significative entre la variable inter-sujet âge et la variable intra-sujet oreille, observée au sein des conditions d’orientation, montre que l’évolution des performances dans l’oreille gauche est un phénomène développemental. Les compétences d’orientation de l’attention et d’identification des stimuli dans l’oreille gauche se sont significativement améliorées entre l’âge de 8 ans et 10 ans. Ces données amènent à deux considérations majeures. La première est le constat que les capacités de flexibilité cognitive, mentionnées précédemment dans cette discussion, se développent significativement entre l’âge de 8 ans et 10 ans (e.g., Andersson et al., 2008 ; Falkenberg, et al., 2011). La seconde conclusion concerne le fait que ce développement n’est pas soudain et inattendu : comme le montrent les résultats, ces compétences de flexibilité et d’orientation de l’attention se sont développées progressivement entre 8 et 10 ans, car aucune différence significative des performances d’identification des stimuli dans l’oreille gauche n’est apparue entre l’âge de 8 et 9 ans ou bien encore entre l’âge de 9 et 10 ans.

Nous nous attendions, qui plus est, à observer dans nos résultats un effet d’interaction entre les variables âge et indices d’orientation, où ressortirait un effet bénéfique des indices sonores chez les enfants de 8 ans, et permettant de soutenir notre hypothèse de la distance fonctionnelle cérébrale (Kinsbourne & Hicks, 1978) : un traitement favorisant la coopération inter-hémisphérique permettrait aux jeunes enfants (montrant de la difficulté à orienter efficacement leur attention) d’orienter plus aisément leur attention. À notre grande surprise, nous avons noté un effet d’interaction entre indices et oreille en faveur des indices verbaux. Cet effet n’est pas accompagné d’un effet de l’âge comme nous l’avions supposé. De 8 à 10 ans, les indices verbaux ont plus largement aidé les enfants à orienter efficacement leur attention vers leur oreille gauche, non spécialisée pour le traitement des syllabes CV. Ce résultat va non seulement à l’encontre des résultats évoqués par la littérature (Andersson & Hugdahl, 1987; Andersson et al., 2008; Hugdahl et al., 2001; Obrzut et al., 1999), mais il réfute également notre hypothèse de la distance fonctionnelle cérébrale expliquant le rôle des indices dans les performances d’orientation de l’attention des enfants. Par conséquent, il nous semble que l’hypothèse du rôle principal des indices verbaux et de la pré-activation des processus top-down dans les phénomènes d’orientation de l’attention, évoqués dans nos études précédentes, est confirmée grâce à cette expérience. Les indices verbaux, à l’inverse des indices sonores, activent des processus top-down qui sont nécessaires à l’orientation efficace de l’attention, et plus particulièrement à l’orientation de l’attention vers l’oreille non spécialisée pour le traitement du stimulus en question. Comme le suggèrent Hugdahl et al. (2009), orienter son attention vers l’oreille non avantagée suppose de mettre en œuvre des processus top-down assez efficaces pour contrecarrer l’effet des processus structuraux bottom- up. Des conditions optimales d’activation, comme celles qui sont proposées dans notre protocole expérimental avec les indices verbaux, offrent alors la possibilité aux jeunes enfants, montrant entre autres des difficultés de flexibilité cognitive et d’inhibition, d’activer efficacement ces processus top-down, et par la suite orienter de manière efficiente leur attention pour identifier les stimuli cibles.

L’absence de tout effet simple des délais de latence ou d’interaction avec les indices sur les performances d’identification est également à noter. Cette absence d’effet avait déjà été trouvée dans notre étude précédente effectuée auprès d’une population d’enfants. Les études de Mondor et Bryden (1991, 1992), effectuées avec des adultes, et reprises par la suite (Gadea & Espert, 2009) avaient révélé un effet bénéfique des délais de latence (SOAs) sur les performances d’identification. Un SOA de 450 ms a même été identifié comme étant optimal pour orienter efficacement l’attention des participants à la suite de l’apparition d’un indice sonore. Ici, dans une population d’enfants, nous n’avons pas retrouvé ces mêmes effets : les délais de latence ne semblent pas avoir la même influence sur les performances des enfants que sur celles des adultes. Les résultats d’une étude antérieure d’Obrzut et al. (1999) vont dans le même sens. Ces derniers auteurs n’ont en effet pas observé chez des enfants d’environ 8 ans d’atténuation significative de l’avantage de l’oreille droite en condition d’orientation vers l’oreille gauche, et ce quel que soit le SOA utilisé.

Enfin, il est à noter que le taux global d’identifications correctes des syllabes CV de l’ensemble des enfants, dans les conditions d’orientation de l’attention, est assez bas (environ 41% de réponses correctes) par rapport aux performances obtenues en situation d’identification de stimuli émotionnels (environ 68 % de réponses correctes, voir chapitre 7). Nous pouvons attribuer ces performances à la difficulté de traitement des stimuli utilisés. En effet, comparativement à d’autres stimuli langagiers, le faible contenu lexical des syllabes en fait des stimuli assez difficiles à traiter (Techentin & Voyer, 2011). Obrzut et al. (1981) avaient déjà mentionné l’influence du matériel à traiter sur les performances d’identification. Ces auteurs avaient remarqué que le traitement de mots permettait à des enfants d’environ 10.5 ans d’orienter plus aisément leur attention que des syllabes CV. Des résultats similaires ont été décrits ensuite par Moncrieff et Black (2008).

Dès lors, afin d’évaluer au mieux le rôle des indices sonores et verbaux sur les capacités d’orientation de l’attention de jeunes enfants, il est nécessaire de prendre en considération l’effet de la nature des stimuli ainsi que leur influence supplémentaire sur les compétences des enfants. Avec cet objectif, notre prochaine étude aura pour but de contrôler l’effet de la nature des stimuli verbaux sur les performances d’identification des enfants, en proposant deux catégories de stimuli verbaux différents, afin de pouvoir évaluer plus objectivement le rôle des indices sur les capacités d’orientation de l’attention et d’identification des stimuli des enfants.