6.1. Introduction

6.1.1. Orientation auditive de l’attention : indices sonores et indices verbaux

Bien que le paradigme d’attention forcée (Hugdahl & Andersson, 1986) soit un paradigme très utilisé dans le champ de la perception auditive, son efficacité à orienter efficacement l’attention des individus a tout de même soulevé plusieurs questions (Mondor & Bryden, 1991, 1992). En se référant aux études du domaine visuel (Yantis & Jonides, 1990), Mondor et Bryden (1991, 1992) ont remis en cause la capacité des indices verbaux à capturer efficacement l’attention dans le paradigme d’attention forcée. Ces auteurs ont non seulement pointé une possible influence des délais de latence introduits entre le moment de l’orientation de l’attention et le moment de la prise de décision (i.e., la réponse), mais il leur semblait également que la nature même des indices verbaux créait une interférence dans l’observation de l’effet des biais attentionnels sur les performances d’identification. Pour eux, la nature sémantique des indices pré-activerait en amont l’hémisphère gauche (Kimura, 1961) et provoquerait la mise en place de stratégies d’orientation de l’attention. De fait, la solution était, selon Mondor et Bryden (1991, 1992), d’orienter l’attention des participants au moyen d‘indices sonores, sollicitant des processus bottom-up et dont le traitement est beaucoup moins latéralisé. Les résultats ont montré que ces indices sonores permettaient effectivement aux individus d’orienter efficacement leur attention vers l’oreille indicée: pour l’identification de stimuli verbaux, les situations d’orientation vers l’oreille droite ont conduit à un fort avantage de l’oreille droite et les situations d’orientation vers l’oreille gauche à un avantage de l’oreille gauche, avantage qui s’intensifiait pour des délais de latence (SOAs) allant de 150 ms à 450 ms.

Sur la base de ces conclusions, il nous a paru essentiel d’évaluer le rôle que pouvaient avoir ces délais de latence dans l’efficacité d’orientation de l’attention des indices sonores et verbaux. En effet, les études du domaine de la perception visuelle rapportent un effet différentiel des délais de latence selon la nature des indices d’orientation de l’attention (Leclerq & Siéroff, 2012; Müller & Rabbit, 1989; Pearson & Lane, 1990; Wainwright & Bryson, 2002, 2005). Müller et Findlay (1988) avaient noté, par exemple, que des individus orientaient plus efficacement leur attention avec des indices périphériques exogènes qu’avec des indices centraux endogènes lorsque les SOAs introduits étaient de moins de 300 ms. Une telle différence d’efficacité entre indices n’avait pas été retrouvée pour des SOAs plus longs. De plus, d’après nos connaissances, la seule comparaison objective réalisée entre indices sonores et indices verbaux au sein d’une recherche clinique en situation dichotique, chez des adultes, comprenait une méthode expérimentale différente pour chaque indice (Gadea & Espert, 2009). Avec des indices sonores, les essais étaient présentés aléatoirement entre les deux oreilles et l’effet des SOAs était contrôlé alors qu’aucune de ces précautions n’a été prise avec des indices verbaux. Nous avons donc choisi d’introduire deux délais de latence différents au sein de notre protocole expérimental et de contrôler leur effet pour chaque indice.

6.1.2. Contrôle de l’attention et nature des stimuli

Comme le suggèrent Mondor et Bryden (1991, 1992), en demandant aux participants d’orienter spécifiquement leur attention vers une seule de leurs deux oreilles, les individus ont pu pré-activer leur hémisphère gauche sans en avoir conscience. Le maintien d’un avantage de l’oreille droite pour des stimuli verbaux, observé dans l’oreille gauche et l’oreille droite, pourrait donc être attribué à l’effet de la pré-activation de cet hémisphère. La nature sémantique des indices verbaux pourrait orienter involontairement l’attention des participants vers leur oreille droite. En nous appuyant sur la théorie de la distance fonctionnelle cérébrale de Kinsbourne et Hicks (1978), nous pensons que le traitement combiné d’indices verbaux et de stimuli verbaux peut créer une surcharge intra-hémisphérique. Cette surcharge expliquerait la difficulté qu’ont les individus à identifier efficacement les stimuli perçus dans l’oreille gauche en particulier. En effet, de telles difficultés n’ont pas été observées avec des indices sonores (Gadea & Espert, 2009; Voyer & Flight, 2001).

Afin de comparer l’effet de ces deux indices d’orientation de l’attention, nous avons à prendre en considération l’influence possible de ces indices verbaux sur le traitement de l’information et la minimiser au maximum. Nous avons donc choisi d’utiliser des stimuli dont le traitement est, en principe, préférentiellement assuré par l’hémisphère droit afin de créer des situations de coopération inter-hémisphérique dans les conditions d’orientation avec indices verbaux (Kinsbourne & Hicks, 1978). Ces stimuli sont des phrases composées de pseudo-mots et sont énoncées selon trois intonations émotionnelles différentes (joie, colère, neutre). L’emploi antérieur de ces stimuli a attesté de leur traitement hémisphérique droit (Donnot & Vauclair, 2007). De plus, la littérature montre que des stimuli dichotiques non verbaux tels que des sons non verbaux (Mahoney & Sainsbury, 1987), des mots ou des phrases prononcés avec différentes intonations émotionnelles sont mieux identifiés dans l’oreille gauche que dans l’oreille droite (Bryden & McRae, 1989; Donnot, 2007; Donnot & Vauclair, 2007; Ley & Bryden, 1982; Obrzut, Bryden, Lange, & Bulamn-Fleming, 2001; Rodway & Schepman, 2007; Techentin, Voyer, & Klein, 2009; Saxby & Bryden, 1984). Nous ne pouvons pas statuer sur le fait que les stimuli émotionnels sont uniquement traités par l’hémisphère droit, mais nous considérons que le traitement effectué par cet hémisphère est fortement déterminant pour détecter des intonations émotionnelles.

Par conséquent, cette première étude a pour objectif d’évaluer le rôle de la spécialisation hémisphérique dans les performances d’orientation de l’attention de participants adultes. Toutefois, nous avons également cherché à évaluer le rôle des délais de latence dans la mise en place d’une orientation efficace de l’attention, tant avec des indices sonores qu’avec des indices verbaux. Pour ce faire, nous avons proposé aux participants une situation d’écoute dichotique d’identification de stimuli émotionnels. L’attention des participants a été au préalable orientée sur une seule de leurs deux oreilles au moyen d’indices sonores ou verbaux et deux délais de latence différents ont été introduits entre les indices et les stimuli. En référence aux études du domaine visuel (Leclerq & Siéroff, 2012; Müller & Rabbit, 1989; Pearson & Lane, 1990; Wainwright & Bryson, 2002, 2005), nous nous attendons à une action combinée des délais de latence et des indices. En effet, nous émettons l’hypothèse qu’un délai court favoriserait l’orientation de l’attention exogène et donc l’orientation de l’attention avec des indices sonores, alors que nous pensons qu’un délai long pourrait favoriser l’orientation de l’attention avec les deux types d’indices. À ce stade, aucune donnée de la littérature ne peut nous permettre de savoir si un délai de 650 ms favoriserait l’orientation de l’attention avec un indice plutôt qu’un autre. Cependant, nous supposons que des délais plus longs favoriseraient davantage une orientation efficace de l’attention lors de l’emploi d’indices verbaux en raison de l’activation des processus endogènes qu’ils sous-tendent, contrairement à des indices sonores.

6.2. Matériel et méthode

6.2.1. Participants

Un échantillon de 38 étudiants en psychologie de l’université d’Aix-Marseille (32 femmes et 6 hommes) a été recruté pour participer à cette tâche. Dans cet échantillon, 1 participant a été éliminé durant la phase d’entretien préliminaire et 2 autres pendant la phase de familiarisation (que nous décrirons plus loin). Une acuité auditive de qualité étant un prérequis nécessaire pour la participation à notre étude, un entretien préliminaire a visé à faire état des éventuels problèmes auditifs antérieurs ou actuels des participants. Les deux autres participants, exclus durant la phase de familiarisation, ne sont pas parvenus à identifier correctement l’ensemble des stimuli qui leur étaient présentés. Par conséquent, un échantillon final de 35 participants, âgé de 18 à 44 ans (M = 24.48; σ = 8.59) a été retenu pour participer à cette étude (30 femmes et 5 hommes). Seuls des individus droitiers ont été sélectionnés : leur latéralité manuelle a été évaluée à l’aide du questionnaire révisé de latéralité manuelle d’Edinburgh (Oldfield, 1971), traduit et adapté à la langue française (Donnot & Vauclair, 2007; Vauclair & Donnot, 2005).

6.2.2. Stimuli

Les stimuli émotionnels utilisés ont été validés dans la publication de travaux antérieurs (Donnot & Vauclair, 2007). Ces stimuli comportent cinq phrases (dont la durée varie entre 1.55 s et 1.95 s) composées de pseudo-mots qui sont énoncées par une voix masculine dans trois intonations émotionnelles différentes (colère, joie et neutre). Les phrases sont les suivantes: “okenflojmanichasobren / turcaferadigoulnachugorni / at poricladokérobramilan / hernafitucoujarboqué / simvonobasuratogarin”. Des paires dichotiques émotionnelles ont été créées pour chaque pseudo-phrase. Ainsi, six paires émotionnelles différentes ont été constituées : colère/neutre, colère/joie, neutre/joie, ainsi que les paires inverses neutre/colère, joie/colère et joie/neutre. Ces six paires dichotiques ont été créées pour chacune des 5 pseudophrases, ce qui a formé 30 paires dichotiques différentes. Notre protocole expérimental, ainsi que les protocoles de nos trois études suivantes, a été présenté sur un ordinateur portable DELL comportant le logiciel DMDX (Forster & Forster, 2011) et les stimuli ont été présentés aux participants grâce à des écouteurs Sennheiser HD 145.

6.2.3. Conditions d’orientation de l’attention

L’attention des participants a été orientée de manière exogène via un bip sonore latéralisé soit vers l’oreille droite soit vers l’oreille gauche (d’une durée de 100 ms), ou de manière endogène à la suite de l’apparition des deux indices verbaux, à savoir les mots « gauche » et « droite », présentés binauralement (d’une durée de 550 ms). En plus de la présentation de ces stimuli à caractère émotionnel et non sémantique, nous avons décidé d’introduire deux délais de latence différents afin de contrôler leur effet sur les performances des participants. Étant donné que nos deux indices d’orientation de l’attention ne possédaient pas la même durée, nous avons choisi d’introduire un délai de latence entre la fin de la présentation des indices et le début de la présentation des paires dichotiques, aussi appelé inter-stimulus intertrial (ISI), plutôt qu’un délai introduit entre le début de présentation des indices et le début de présentation des paires dichotiques (SOA). Deux ISIs de 100 ms et 650 ms ont donc été choisis. Le délai de 100 ms est considéré comme un délai favorisant la mise en place d’une attention exogène, alors que le délai de 650 ms tend à solliciter une attention endogène (Camus, 1996; Obrzut et al., 1999; Siéroff, 1998, 2001).

6.2.4. Procédure

Au total, 240 paires dichotiques ont été créées, combinant la nature des indices utilisés (sonores et verbaux), l’oreille indicée (gauche et droite), les ISIs (100 ms et 650 ms), les trois intonations émotionnelles (joie, colère et neutre), ainsi que les cinq phrases utilisées. Ce grand nombre de paires dichotiques nous a paru trop important pour pouvoir être proposé aux adultes : en leur demandant d’identifier 240 paires dichotiques, nous craignions un effet de baisse attentionnelle liée à la longueur de la tâche et à son aspect redondant. Nous avons donc choisi de créer cinq blocs de stimuli différents de 48 essais chacun, permettant de fait d’aléatoriser les paires dichotiques. Ces blocs ne différaient que par la phrase associée à chaque paire dichotique ; en d’autres termes, au sein de chaque bloc, nous retrouvons toutes les phrases ainsi que toutes les paires dichotiques, mais l’association paire dichotique/phrase diffère de bloc en bloc. Par exemple, la paire dichotique joie/colère, indicée dans l’oreille gauche avec des indices verbaux et un délai de latence de 650 ms, était associée à la phrase 1 dans le bloc 1, mais à la phrase 4 dans le bloc 2. Nous avons effectué un contrôle supplémentaire de la baisse attentionnelle en divisant le test dichotique en deux parties de 24 essais chacune. Pour une partie des 24 essais, l’attention des participants était orientée grâce à des indices sonores alors que pour l’autre partie l’attention était orientée grâce aux indices verbaux. Pendant la phase expérimentale, l’ordre de passation des deux parties (orientation de l’attention avec indices sonores ou indices verbaux) a été contrôlé. Nous avons bien entendu contrôlé également l’effet des blocs et des deux parties.

Dès l’apparition des paires dichotiques, les participants disposaient de 4 s pour donner leur réponse : selon l’intonation émotionnelle reconnue dans l’oreille indicée, les participants devaient appuyer sur la touche correspondante du clavier. Pour répondre, les participants avaient le choix entre trois touches, correspondant chacune à une intonation émotionnelle : un visage émotionnel joyeux, en colère ou neutre, apparaissait sur chacune des touches. Aucune réponse n’a été prise en compte pour un temps de réponse dépassant 4 s. Les participants ont été testés séparément dans un box d’expérimentation de l’université. Pour chaque réponse, nous avons enregistré la touche sélectionnée ainsi que le temps de réponse des participants. Les réponses ont été analysées en terme de taux moyen de bonnes réponses pour chaque participant et chaque condition d’orientation selon le ratio suivant : nombre de réponses correctes / nombre de réponses. Les erreurs comptabilisent les réponses provenant de l’oreille non indicée (intrusions), les mauvaises identifications des intonations émotionnelles ainsi que les omissions.

6.3. Résultats

Le taux global de réponses correctes de l’ensemble des participants a presque atteint un effet plafond (M = 0.90; σ = 0.06). En effet, les participants sont parvenus à orienter correctement leur attention pour identifier les stimuli cibles des oreilles indicées et n’ont ainsi commis que très peu d’erreurs (0,05 %) (i.e., 112 intrusions, 36 identifications incorrectes, et 12 omissions sur un total de 1680 essais). Pour ces raisons, les analyses ont été conduites uniquement sur les taux de réponses correctes et les omissions ont été considérées comme étant des erreurs de réponses. Par contre, nous n’avons pas été en mesure d’analyser les temps de réponse des participants : face à la durée relativement importante des stimuli, les participants ont très souvent donné leur réponse au dernier moment, ce qui a conduit à un effet plafond pour les temps de réponse.

Une analyse préliminaire évaluant l’effet du genre, de l’ordre de présentation des indices d’orientation ainsi que des blocs a été réalisée au moyen d’une ANOVA à mesures répétées sur les taux de réponses correctes des participants. Aucun effet significatif du genre, F(1, 21) = 0.13; p = .72, η2 = 0.006, de l’ordre de présentation des indices, F(1,21) = 0.77; p = .39, η2 = 0.035, ou bien encore des blocs, F(4, 21) = 0.51; p = .73, η2 = 0.088, n’a été relevé. De ce fait, nous avons poursuivi nos analyses sans prendre en compte ces variables à l’aide d’une ANOVA à mesures répétées évaluant l’effet des variables indépendantes Oreille indicée (gauche ou droite), Indices d’orientation (sonore ou verbal), ISIs (100 ms ou 650 ms) et Intonations émotionnelles (joie colère, neutre) sur la variable dépendante taux de réponses correctes.

6.3.1. Analyse des variables ISIs, Oreille indicée et Nature des indices d’orientation

Nous avons constaté que les performances d’identification des participants n’ont pas été affectées par la nature des indices d’orientation de l’attention, et ce dans leurs deux oreilles, F(1,32) = 2.1, p = .15, η2 = 0.21. Les indices sonores, comme les indices verbaux, ont permis aux participants d’identifier les stimuli cibles avec la même efficacité. Cette absence de différence ne peut, cependant, pas être attribuée à l’association avec des ISIs optimaux car aucune interaction significative entre ISIs et indices n’a été observée, F(1,32) = 3.11, p = .09, η2 = 0.089, ni aucun effet simple des ISIs, F(1,32) = 0.15, p = .7, η2 = 0.005. Les analyses ont toutefois mis en évidence une interaction significative entre les variables Oreille indicée et ISIs, F(1,32) = 6.61, p = .01, η2 = 0.17, bien que les performances d’identification aient été similaires dans les deux oreilles pour le plus long des ISIs (650 ms), t(34) = 1.17, p = .25, d de Cohen = 0.27. Le plus court des ISIs (100 ms) a, lui, favorisé les performances d’identification dans l’oreille gauche par rapport à l’oreille droite, t(34) = 2.54, p = .02, d de Cohen = 1.02 (voir Figure 6.1).

[TABLEAU]

Figure 6.1 : Taux moyen de réponses correctes (en %) et écarts-types en fonction des ISIs et de l’âge. OG : oreille gauche, OD : oreille droite.

6.3.2. Effet de l’oreille et de l’émotion

Un effet significatif présupposé de l’oreille a été observé, F(1,32) = 8.52, p = .006, η2 = 0.21. L’ensemble des participants a préférentiellement obtenu de meilleures performances d’identification des stimuli émotionnels lorsque leur oreille gauche était indicée, comparativement à leur oreille droite (M = .94, σ = 0.07 dans l’oreille gauche; M = 0.87, σ = 0.10 dans l’oreille droite). De plus, les analyses ont permis de mettre en évidence un effet de l’intonation émotionnelle, F(2,64) = 6.84, p = .002, η2 = 0.18 (M = 0,88; σ = 0,10 pour la joie, M = 0,88; σ = 0,08 pour la colère, et M = 0,95; σ = 0,07 pour les tons neutres), doublé d’un effet d’interaction entre les deux variables oreille indicée et intonations émotionnelles, F(2,64) = 5.62, p = .005, η2 = 0.15. Tel que le montre la Figure 6.2, l’ensemble des participants est parvenu à identifier les tonalités neutres dans les deux oreilles, et ce à un taux élevé de réussite (M = 0,95, σ = 0,15 dans l’oreille gauche; M = 0,95, σ = 0,17 dans l’oreille droite), à l’inverse des performances d’identifications des tonalités émotionnelles « joie » et « colère ». En effet, pour ces deux dernières tonalités, les performances d’identification des participants ont été supérieures lorsque l’oreille gauche était indicée (M = 0,92, σ = 0,17 pour la colère, M = 0,94, σ = 0,16 pour la joie), et donc inférieures lorsque l’oreille droite était indicée (M = 0,83, σ = 0,23 pour la colère, M = 0,82, σ = 0,31 pour la joie).

[TABLEAU]

Figure 6.2 : Taux moyen de réponses correctes (en %) et écarts-types selon les indices d’orientation de l’attention et des intonations émotionnelles.

6.4. Discussion

6.4.1. Absence d’effet de la nature des indices d’orientation, présence d’effet des ISIs

Un des objectifs de cette étude était d’évaluer le rôle joué par les délais de latence lors de l’orientation de l’attention exogène ou endogène de l’attention, au moyen d’indices sonores et verbaux d’orientation de l’attention. Suivant les procédures utilisées dans le domaine visuel (e.g., Müller & Rabitt, 1989), nous nous attendions à ce qu’un ISI court favorise une orientation exogène de l’attention et donc améliore les performances d’orientation et d’identification des stimuli avec des indices sonores. Nous ne pouvions pas faire de telles hypothèses concernant l’ISI plus long, car nous pensions qu’un tel délai de latence solliciterait une attention endogène, quel que soit l’indice d’orientation utilisé. Nous supposions toutefois que l’utilisation d’indices verbaux, sollicitant directement une attention endogène, avantagerait davantage les performances d’orientation avec le délai le plus long.

Contrairement à nos prédictions, nous n’avons pas observé d’interaction entre ISIs et indices d’orientation. L’introduction de délais de latence courts, ainsi que l’introduction de délais de latence plus longs, n’a pas eu d’effet sur les performances d’identification des participants, que ce soit avec des indices sonores ou verbaux. En effet, la nature des indices d’orientation n’a pas eu d’effet sur les performances des participants : les performances d’identification des stimuli dans chaque oreille ont été identiques dans les deux conditions d’orientation. Nous avons donc constaté que les adultes parvenaient à orienter efficacement leur attention, quelle que soit la nature des indices d’orientation utilisée (Andersson et al., 2008; Hiscock & Beckie, 1993; Techentin & Voyer, 2005). Ces conclusions indiquent à première vue les capacités élevées des adultes à orienter et contrôler efficacement leur attention. La maturité cérébrale du cortex pré-frontal des adultes et l’expertise du contrôle attentionnel qu’il sous-tend expliqueraient ces compétences (Li, Gratton, Fabiani, & Knight, 2010; Luna, Graver, Urban, Lazar, & Sweeney, 2004; Thomsen, Specht, Hammar, Nyttingnes, Ersland, & Hugdahl, 2004; Waszak, Li, & Hommel, 2010). Contrairement à des enfants, les adultes seraient ainsi en mesure d’engager et de désengager aisément leur attention d’une source d’information pour s’adapter à la situation et optimiser le traitement de la tâche en cours (Obrzut et al., 1999).

Nos résultats mettent toutefois en évidence le rôle particulier des délais de latence, comme l’atteste l’interaction significative entre les ISIs et l’oreille indicée. Le plus court des délais a favorisé davantage les performances d’identification des stimuli dans l’oreille gauche, alors que les performances d’identification ont été similaires entre les deux oreilles avec le délai le plus long. En référence au modèle du relais calleux (Westerhausen et al., 2006), les stimuli présentés dans l’oreille gauche étaient plus faciles à identifier que les stimuli présentés dans l’oreille droite, en raison de la spécialisation hémisphérique droite pour traiter les émotions. Or, le délai le plus court de 100 ms, activant une attention « automatique », ne pouvait que permettre un traitement rapide des émotions via des processus bottom-up (Jäncke, 2002; Kimura, 1967). Le plus long délai de 650 ms a vraisemblablement permis, au contraire, un traitement plus contrôlé des stimuli et donc une meilleure identification des stimuli émotionnels dans les deux oreilles : les processus top-down activés lors de ces longs délais ont permis de contrecarrer l’effet des processus structuraux bottom-up (Hugdahl et al., 2009). Tel que le suggéraient Mondor et Bryden (1991, 1992), le temps alloué à l’orientation de l’attention semble être un élément déterminant dans les performances d’orientation de l’attention des individus. Que ce soit avec des indices sonores ou avec des indices verbaux, le recrutement de processus top-down, induit par la présence de délais de latence assez longs, favorise les performances d’orientation de l’attention des adultes: les capacités de contrôle attentionnel des adultes s’optimisent avec l’augmentation du temps alloué à l’orientation de l’attention.

De plus, nous avons également constaté que les délais de 650 ms amoindrissaient les performances d’identification des stimuli dans l’oreille gauche, comparativement aux situations introduisant des délais de 100 ms, (t(34) = 2.54, p = .02). La comparaison des performances d’identification obtenues avec des ISIs de 100 ms et 650 ms dans l’oreille gauche ont montré que les émotions étaient mieux traitées par l’hémisphère droit lorsqu’une attention automatique exogène était sollicitée. Bien que ce résultat mette en relief le lien existant entre l’hémisphère cérébral droit et l’attention exogène, déjà rapporté dans des études antérieures (Bartolomeo & Chokron, 2002; Corbetta & Shulman, 2002), des recherches futures devraient compléter nos conclusions et approfondir l’évaluation de la contribution des ISIs lors de l’identification de stimuli auditifs émotionnels et verbaux.

6.4.2. Traitement des stimuli émotionnels : spécialisation de l’hémisphère droit

Le paradigme d’écoute dichotique a, une fois de plus, montré dans cette recherche qu’il était un outil neuropsychologique de choix dans l’étude de la latéralisation hémisphérique (Voyer & Rogers, 2002; Hugdahl, 2011). Le net avantage de l’oreille gauche plaide en faveur d’un traitement hémisphérique droit des émotions (Kimura, 1967). En effet, les performances d’identification des stimuli significativement supérieures dans l’oreille gauche par rapport à celles obtenues dans l’oreille droite ont apporté plus de crédit à la théorie d’une spécialisation hémisphérique droite des émotions (Bryden & McRae, 1989; Leshem, 2013 ; Mahoney & Sainsbury, 1987; Obrzut et al., 2001) qu’à celle de la valence (Pollak, Holt, & Wismer-Fries, 2004; Rodway & Schepman, 2007).

L’interaction significative entre les variables Oreille indicée et Nature de l’émotion soutient d‘autant plus cette suggestion. Alors que les adultes ont amélioré significativement leurs performances d’identification des émotions joie et colère dans l’oreille gauche par rapport à l’oreille droite, nous n’avons pas observé de telles différences de performances entre les deux oreilles pour identifier l’émotion neutre, dans la mesure où les adultes sont parvenus à identifier l’émotion neutre avec la même efficacité dans les deux oreilles. Nous pensons que cette absence de différence est directement issue de la spécialisation de l’hémisphère cérébral gauche dans le traitement des stimuli langagiers. Ainsi, bien que nos stimuli aient été qualifiés d’émotionnels, il n’en reste pas moins que ces émotions étaient portées par des phrases composées de pseudo-mots (soit des stimuli à caractère sémantique et verbal). L’identification de l’intonation émotionnelle neutre a ainsi pu être avantagée dans l’oreille gauche du fait de sa composition prosodique, mais elle a également pu être avantagée dans l’oreille droite du fait de sa configuration sémantique (Bryden & MacRae, 1988; Grimshaw, Séguin, & Godfrey, 2009; Techentin & Voyer, 2005. Des recherches antérieures (Bryden & MacRae, 1988; Techentin & Voyer, 2005) ont par ailleurs montré que le traitement des émotions joie et colère est cognitivement plus coûteux que le traitement des émotions neutres: des performances plus faibles ont été recueillies lors de l’identification de mots énoncés selon différentes intonations émotionnelles comparativement à l’identification de mots neutres.

En proposant à une population d’adultes une situation « orientée » d’écoute dichotique avec des stimuli émotionnels, nous avons constaté et confirmé les données rapportées dans la littérature, à savoir que les adultes parviennent à bénéficier aussi bien des indices sonores que des indices verbaux pour orienter efficacement leur attention et identifier les stimuli émotionnels cibles. La nature émotionnelle des stimuli, qui engageait l’hémipshère droit, et non l’hémisphère gauche comme lorsque des stimuli verbaux étaient utilisés, n’a pas eu d’impact notable sur les performances des adultes. La maturité du cortex pré-frontal de cette population pourrait expliquer leur facilité de basculement de l’attention d’une oreille à l’autre et d’inhibition des réponses non pertinentes. Nous nous sommes donc demandés, à la suite de ces observations, ce qu’il en était auprès de populations d’enfants, dont le développement du cortex pré-frontal n’est pas encore mature. Cette interrogation a ainsi motivé la réalisation de notre seconde étude.