Nul besoin de temples, nul besoin de philosophies compliquées. Notre cerveau et notre cœur sont nos temples.

Le Dalaï Lama

De toutes les fonctions cognitives supérieures, l’attention est certainement la fonction la plus vulgarisée. « Faire attention » à quelque chose est une activité très fréquente de la vie quotidienne, et ce dès le plus jeune âge ; « faire attention à ne pas se blesser », « faire attention à bien écouter ses parents », « faire attention en traversant la rue », etc. Durant l’enfance, et tout au long du parcours scolaire, le référentiel de notation des enseignants passe essentiellement par ces capacités d’attention, dans la mesure où l’évaluation des compétences des enfants est fréquemment attribuée à leurs capacités attentionnelles. Dans la rue, les panneaux de signalisation nous rappellent constamment, de façon imagée, qu’il faut faire attention. De ce fait, l’attention est sans nul doute la fonction la plus connue des non- spécialistes et celle qui interroge le plus les spécialistes du domaine. Dans le milieu professionnel, l’attention constitue également un champ majeur de recherches. Les opérateurs humains, par exemple, sont en interaction permanente avec des dispositifs à la technologie très spécialisée. Leurs tâches de contrôle et de surveillance leur demandent très souvent de prendre des décisions dans des délais extrêmement courts, où le manque de vigilance et d’attention peut conduire à des décisions néfastes. Dans le domaine de la pathologie, nous faisons face à de nombreuses maladies provoquant des déficits attentionnels. L’héminégligence, ou négligence spatiale unilatérale, est le trouble attentionnel le plus fréquent, rencontré après une lésion cérébrale. Elle se caractérise par une difficulté à signaler, repérer, répondre, ou s’orienter vers des stimuli porteurs de signification lorsqu’ils sont présentés du côté opposé à la lésion cérébrale (Heilman, Watson, & Valenstein, 1985). Chez l’adulte, d’autres lésions conduisent à des troubles de l’attention et se caractérisent principalement par des difficultés de prises de décision et de concentration. Chez l’enfant, le trouble attentionnel le plus fréquent, et qui représente un enjeu de santé publique actuel, est le trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH).

Ces quelques exemples montrent que la compréhension des mécanismes attentionnels revêt un caractère prioritaire sur le plan social, professionnel et éducatif. L’attention est non seulement une fonction cognitive nécessaire à l’être humain tout au long de sa vie pour pouvoir s’adapter à son environnement et acquérir de nouveaux savoirs, mais elle est également un symptôme majeur de nombreuses pathologies. Ainsi, depuis les premières marques d’intérêt portées par James (1890) aux mécanismes attentionnels, les recherches centrées sur ce domaine ne font qu’augmenter d’année en année.

Une des difficultés majeures liée à l’étude de l’attention est son extrême complexité. D’une part, l’attention n’est pas une fonction mentale unitaire. Elle est plutôt constituée de différents processus, appelés mécanismes attentionnels, alloués à différentes étapes du traitement de l’information, comme la prise de décision, la planification, ou la sélection de l’information (Camus, 1996). Plusieurs auteurs se sont attachés à décrire ces mécanismes attentionnels et nous citerons non exhaustivement l’attention partagée ou divisée, l’attention sélective, l’attention automatique, l’attention contrôlée, l’attention exogène, ou encore l’attention endogène. Il est à noter que chaque modèle ne fait que décrire, à chaque fois, qu’un seul des aspects et qu’une seule des fonctionnalités de l’attention. D’autre part, l’attention ne fonctionne pas seule, elle est toujours rattachée à une autre fonction cognitive pour pouvoir s’exprimer ; en effet, nous faisons toujours « attention » à quelque chose et dans un but précis. Ainsi, les recherches portant sur les processus attentionnels doivent gérer une double complexité, à savoir évaluer isolément chaque mécanisme responsable de l’activation de facteurs attentionnels, et cela selon la fonction cognitive ou sensorielle à laquelle elle est rattachée expérimentalement. Étant donné que l’attention revêt un caractère multiple qui, par conséquent, rend impossible une évaluation unitaire de ce concept, j’ai choisi dans ce travail de thèse de cibler spécifiquement ma recherche sur l’étude d’un seul type d’attention et de l’aborder dans une seule modalité sensorielle.

Le rôle sélectif de l’attention a été le premier aspect à tant susciter l’intérêt des chercheurs. James (1890), Broadbent (1958), ou encore Kahneman (1970) ont cherché à comprendre comment l’attention permettait à l’individu de ne sélectionner que quelques informations à traiter parmi le flot incessant d’informations lui parvenant à chaque instant. Le modèle de Schneider et Shiffrin (1977), suivi par celui de Posner et Petersen (1990), ont permis de poser les bases d’un système d’orientation de l’attention, responsable de la première étape du traitement spécifique de l’information. En orientant son attention de manière exogène ou endogène, l’individu serait en capacité de sélectionner spécifiquement les informations nécessaires à la réalisation de la tâche en cours. À la suite de ces modèles, de nombreuses études dans le champ de l’attention visuelle ont exploré l’influence de l’orientation de l’attention sur les performances de réalisation. La tâche de référence dans ce domaine reste la tâche d’indiçage spatial ou paradigme de la cible indicée de Posner (1980). Avec ce paradigme, les recherches dans le champ de la perception visuelle ont connu un véritable essor.

Le recours au domaine auditif pour évaluer le rôle de l’orientation de l’attention n’est apparu que quelques années plus tard, malgré les premiers travaux novateurs de Treisman et Geffen (1968). Ces auteurs ont permis, en effet, de faire progresser l’utilisation de l’écoute dichotique, d’un paradigme d’étude de la latéralisation hémisphérique à celui de l’étude de l’influence des facteurs attentionnels. Ce n’est toutefois qu’avec les travaux de Hugdahl et ses collaborateurs (1986 ; 2009) que cet axe de recherche s’est réellement développé dans le domaine auditif. La création du paradigme d’«attention forcée» en situation d’écoute dichotique (Hugdahl & Andersson, 1986) a signé l’avènement d’un champ entier de recherche. Depuis une vingtaine d’années, l’équipe de Hugdahl a fortement fait évoluer la conception et l’utilisation que nous avions de la situation d’écoute dichotique. Pour les auteurs de cette équipe, la situation d’écoute dichotique serait également un outil d’étude des capacités de contrôle cognitif. L’ajout de consignes attentionnelles, au sein de situations d’écoute dichotique, créerait des situations de conflit cognitif que l’individu doit résoudre. Dès lors, dans ces situations, une orientation efficace de l’attention serait le signe visible des bonnes compétences de contrôle cognitif des individus.

Depuis le développement des techniques d’imagerie cérébrale, de nombreuses études ont confirmé les données obtenues à l’aide des méthodes expérimentales. Ainsi, des zones spécifiques du cerveau ont été reliées à l’activation des processus attentionnels chez l’individu sain. Plusieurs auteurs ont par ailleurs élaboré des modèles théoriques rendant compte du fonctionnement normal de l’attention en s’appuyant sur les résultats d’études comportementales, mais aussi sur les résultats issus de l’imagerie cérébrale. De façon générale, les chercheurs s’accordent pour situer les mécanismes attentionnels dans les régions du cortex pré-frontal, la seule région cérébrale ne devenant mature que très tardivement au cours du développement (Yakolev, 1962). Ces données issues de l’imagerie cérébrale permettent de comprendre, entre autres, pourquoi de jeunes enfants de moins de 9 ans orientent difficilement leur attention au sein de situations d’écoute dichotique et ne parviennent que dans une moindre mesure à identifier les stimuli indicés.

Cependant, une autre approche pour comprendre le rôle des facteurs attentionnels et leur origine au niveau cognitif consiste à étudier leur dysfonctionnement. Des difficultés d’attention observées dans différentes pathologies handicapent grandement la vie quotidienne. Ces troubles nous concernent d’autant plus lorsqu’ils touchent principalement les enfants comme, par exemple, dans les cas de dyslexie ou de trouble déficitaire de l’attention avec ou

sans hyperactivité (TDAH). La dyslexie fait partie des troubles spécifiques des apprentissages et se caractérise par une difficulté d’acquisition du langage écrit. Selon le degré de sévérité, ce trouble peut amener à un fort retard scolaire. Le TDAH est un syndrome se caractérisant par une inattention, une hyperactivité et une impulsivité pouvant conduire de la même manière à un retard développemental et scolaire important. Le domaine de la psychopathologie n’a pas été investigué dans nos travaux. Cependant, il nous a paru nécessaire de mentionner l’ensemble des études ayant déjà été réalisées dans ce champ de recherche. L’intérêt porté à la psychopathologie constitue à nos yeux l’axe déterminant des futures études entreprises avec la situation d’écoute dichotique. La prise en compte du handicap est un enjeu de santé publique qui est de plus en plus présent dans la société actuelle. À titre d’exemple, le rapport Ringard (2000) a reconnu la complexité du trouble spécifique des apprentissages qu’est la dyslexie et a permis la présentation d’un plan d’action ministériel.

Nous présenterons ci-dessous une revue des principales études portant sur les processus attentionnels que nous avons étudiés. Dans ce premier chapitre, nous avons pu introduire le type de processus attentionnels qui a fait l’objet de nos recherches, à savoir les mécanismes d’orientation de l’attention. Les modèles explicatifs de leur fonctionnement ont été également abordés. De plus, nous présentons les études en neuro-imagerie qui permettent d’identifier les réseaux neuronaux impliqués dans l’activation de ces processus. Un second chapitre est consacré à la présentation détaillée du paradigme expérimental que nous avons utilisé ainsi qu’à l’évolution de son application au fil des années, depuis son intérêt reconnu pour l’étude de la latéralisation hémisphérique jusqu’à son rôle dans l’étude des capacités de mise en œuvre des processus de contrôle cognitif. Les principales théories explicatives des effets observés dans cette situation font aussi l’objet d’une présentation. Selon un déroulement logique, notre troisième partie porte sur l’application récente du paradigme d’écoute

dichotique dans l’étude du contrôle cognitif. Aussi, l’ensemble des facteurs déterminants dans l’apparition du conflit cognitif et de sa résolution est présenté. De plus, les aspects développementaux sont particulièrement mis en exergue à travers les données issues des applications cliniques en situation d’écoute dichotique et des données recueillies grâce à la neuro-imagerie. Une quatrième et dernière partie, relative à notre revue de littérature, est consacrée à la présentation d’études appliquées à la psychopathologie. L’objectif de cette partie est de rendre compte du rôle primordial des études utilisant le paradigme d’écoute dichotique auprès de populations pathologiques. Dans la mesure où notre travail concerne le développement des facteurs attentionnels, nous avons choisi de nous focaliser sur deux pathologies identifiées pendant l’enfance, à savoir la dyslexie et le trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité. À l’issue de cette revue de littérature, nous soulevons plusieurs interrogations quant au développement des processus attentionnels dans le champ de la perception auditive, interrogations qui sont abordées dans une cinquième partie. Ces hypothèses qui ont motivé nos travaux de recherche questionnent le rôle de l’orientation de l’attention dans la résolution du conflit cognitif au cours du développement et particulièrement autour de l’âge charnière de 9 ans.

Les quatre chapitres suivants portent sur la présentation des études réalisées. Pour chaque étude, le paradigme d’étude privilégié a été celui de l’écoute dichotique en situation d’orientation préalable de l’attention, au moyen d’indices sonores et verbaux. Une première étude a évalué les performances d’orientation de l’attention et d’identification de stimuli émotionnels par des adultes. L’objectif de cette recherche était tout d’abord de comparer les nombreuses données de la littérature obtenues en situation d’identification de stimuli verbaux à notre paradigme expérimental utilisant des stimuli émotionnels. En effet, les stimuli introduits dans cette étude étaient préférentiellement traités par l’hémisphère droit, contrairement aux stimuli verbaux, afin d’évaluer le rôle de la spécialisation hémisphérique dans l’orientation de l’attention et dans les performances d’identification. De plus, en évaluant les performances d’une population adulte, nous avons cherché à obtenir des données de référence et de comparaison avec celles recueillies dans nos autres travaux menés auprès des populations plus jeunes. D’ailleurs, à partir de ces résultats, nous avons proposé le même paradigme expérimental à une population d’enfants typiques de 7 à 12 ans dans notre seconde étude. Cette tranche d’âge a été choisie afin de tester des enfants dont l’âge développemental se situe autour de 9 ans, 9 ans étant comme nous l’avons vu un âge charnière dans le développement des mécanismes attentionnels. Afin de poursuivre notre investigation du rôle des deux indices d’orientation de l’attention sur les compétences d’orientation de l’attention de jeunes enfants, nous nous sommes attachés dans une troisième étude à évaluer l’effet du « lag-effect », qui représente l’introduction d’un délai de latence entre l’apparition des deux indices d’orientation de l’attention et l’apparition des paires dichotiques (des syllabes consonne-voyelle, CV). Cette étude a été réalisée en utilisant un paradigme expérimental aussi proche que possible du paradigme de référence de Mondor et Bryden (1991). Le rôle de la nature des stimuli et de leur traitement a été pris en considération dans notre quatrième et dernière étude. Ainsi, deux types de stimuli verbaux différents ont été créés afin d’évaluer les relations entre le traitement des stimuli et la mise en place des mécanismes attentionnels d’orientation de l’attention. Finalement, un dernier chapitre concerne la discussion générale des résultats obtenus et des perspectives pour des recherches futures.